Orlando l'a fait en 1967. Mikael, lui, est passé sous le scalpel en 1994. Malheureux dans leur peau, ces deux hommes ont pensé trouver le bonheur en subissant un changement de sexe. Mais ils s'en sont mordu les lèvres. Arrivé dans la soixantaine, Orlando a subi une intervention pour retrouver sa masculinité. Mikael, qui est à peu près du même âge, entend lui aussi revenir à son sexe d'origine. Dans Regretters, présenté aux Rencontres internationales du documentaire de Montréal, le cinéaste suédois Marcus Lindeen filme un dialogue honnête sur le regret.

En tête-à-tête dans un studio dépouillé, Mikael et Orlando échangent des souvenirs et des confidences intimes sur la singulière expérience qu'ils ont chacun vécue: le fait de regretter d'avoir fui leur état d'homme pour trouver le bonheur en se transformant en femme.

«J'ai voulu changer de sexe pour être aimé et accepté, plus encore que parce que je voulais devenir une femme. Je me suis baptisée Isadora, en l'honneur de la danseuse», évoque Orlando qui, avec ses cheveux blonds, son haut rouge à paillettes, ses bijoux en or et la douceur de sa voix, demeure très androgyne, voire carrément féminin.

De carrure plus masculine, les yeux cachés derrière d'épais verres fumés, Mikael avoue avoir pris l'identité féminine par simple désir d'être accepté socialement. «Quand j'étais jeune, je n'arrivais pas à trouver une petite amie et je me faisais constamment rejeter. Je pensais que tout irait mieux si je devenais une femme, parce que les gars «baveux» reçoivent des baffes dans la figure, mais pas les demoiselles.»

Joint au téléphone en Norvège, le cinéaste Markus Lindeen explique ce qui l'a amené à s'intéresser à la question du regret, qu'il qualifie de «dernier des tabous».

«J'animais une émission culturelle à la radio suédoise et chaque semaine, nous abordions une thématique différente. Pour une série que nous faisions sur le regret, Mikael a accepté de raconter son histoire de façon anonyme, parce qu'il avait peur d'être reconnu et ne savait pas comment régler son impasse.»

À cette époque, Mikael souffrait en croyant qu'il était le seul au monde à regretter sa radicale décision. Cette situation a inspiré à Markus Lindeen l'idée de faire un film sur le thème du regret.

Or, puisque Mikael craignait de s'exposer à la caméra, le projet filmique de Markus Lindeen a d'abord été une pièce de théâtre que des acteurs ont jouée en 2006. Présentée dans un des plus grands théâtres de Suède et traduite en allemand, en français et en anglais, la pièce Regretters a connu un grand succès. «Quand Mikael l'a vue, il a compris que je voulais traiter son histoire avec respect», relate Markus Lindeen, qui a conçu son documentaire de manière très similaire à sa pièce de théâtre.

Mikael et son interlocuteur Orlando partagent ainsi des anecdotes, visionnent des diapositives de leurs jeunes années de femmes et abordent avec une grande franchise les raisons profondes de cette conversion peu banale.

Orlando confie ainsi les mensonges qu'il a entretenus pour garder l'amour de son mari.

«À l'époque de mon mariage, je me levais chaque matin à 4h pour me raser le visage. Quand il a voulu des enfants, je lui ai menti encore, en disant que mon corps était déformé et inapte à enfanter», lance celui qui a reçu des menaces de mort de son mari au moment où son imposture a été révélée. «Je ne voulais pas souffrir de nouveau en me remariant. Donc, j'ai décidé de redevenir un homme», raconte Orlando, qui a trouvé sa «zone de confort» quelque part entre les deux sexes.

«Orlando est comme un caméléon alors que Mikael a une vision plus radicale et catégorique de ce que signifie être un homme ou une femme», observe le réalisateur, qui, dans Regretters, aborde la question de l'identité dans l'univers de la transsexualité.

«Dans la notion de transsexualité, il existe une idée selon laquelle les individus ont en eux une personne vraie et authentique qu'ils doivent trouver. Ce que j'avance, c'est que c'est peut-être un leurre de croire que l'on doive trouver un soi authentique et fixe», avance Lindeen, qui souligne que son film n'est pas un plaidoyer contre le changement de sexe.

«Je pense que c'est une bonne idée pour plusieurs personnes. Or, je me demande si, dans 100 ans, nous ne regarderons pas les changements de sexe comme une tentative des êtres humains de se prendre pour Dieu.»

Tout comme Alfred Kinsey, le cinéaste est d'avis que la sexualité humaine n'est pas fixée, mais, au contraire, qu'elle s'inscrit dans un continuum. Il regrette d'ailleurs que les médecins et thérapeutes qui accompagnent les patients en attente de changement de sexe entretiennent des stéréotypes liés au genre.

«En Suède, si vous voulez être admissible à un changement de sexe, vous devez faire la preuve que vous êtes une femme «convaincante». On vous évalue selon votre propension à vous comporter comme une femme, en vous demandant par exemple si vous aimez porter des talons hauts ou si vous aimez les tâches «féminines».»

Mikael avoue par exemple avoir menti au monde et à soi-même en pensant que le fait d'adopter des comportements féminins rendrait sa vie meilleure et éliminerait tous ses problèmes. «J'avais l'impression qu'il serait beaucoup plus agréable d'être une femme, parce que cela vous permet plus de fantaisies», dit l'ex-transsexuel, que l'on voit en conclusion du film sur une civière, avant sa reconstruction génitale.

Selon Markus Lindeen, une des erreurs de notre monde est de refuser le regret. Il cite en exemple les Japonais qui, à la fin de leur vie, dressent une liste totalement honnête des regrets qu'ils apporteront sur leur lit de mort.

«Dans notre monde occidental, nous avons le droit à une grande décision identitaire: sortir du placard ou changer de carrière, par exemple. Mais pourquoi ne pourrions-nous pas aussi avoir le droit de réévaluer les choses, quelques années plus tard? Peut-être que nous devrions nous laisser le droit de faire plusieurs grands changements dans notre vie et cesser de croire à une fin heureuse hollywoodienne, en considérant la vie moins comme une trajectoire linéaire que comme un arbre fait de plusieurs cercles et points parallèles.»

Markus Lindeen défend ainsi le droit de ne pas ajouter sa voix à celles des optimistes qui scandent que «tout ce qui arrive est pour le mieux» et qui chantent «non, rien de rien, non, je ne regrette rien...»

Regretters sera projeté le 16 novembre, au cinéma Parallèle, et le 21 novembre, à la Cinémathèque québécoise. Infos: www.ridm.qc.ca