Geneviève Ricard savait depuis longtemps qu'elle n'avait pas été gâtée par la nature. Mais c'est à la fin de ses études en théâtre que ça l'a frappée de plein fouet. Chaque élève devait choisir un poème à réciter en classe. Elle avait choisi La fille laide, de Clémence DesRochers.

Dans ce texte déchirant, la fille laide semble satisfaite de son sort. On l'oublie dans le paysage. Pas un garçon ne vient jamais la déranger. Elle se dit aussi que, dans la mort, elle sera l'égale des belles. «Sauf qu'entre les croix et les marguerites/Bien moins de gens porteront mon deuil.»

Touchée par ce poème, Geneviève Ricard n'en espérait pas moins que son enseignante refuse de le lui faire réciter. Ou que d'autres élèves lui objectent qu'elle n'avait pas la tête de l'emploi. «Ce n'est pas arrivé. Ça fonctionnait, c'était mon casting. Je pouvais jouer une laide. Ça m'a fait mal.»

C'était il y a près de 20 ans. Geneviève Ricard a eu mal bien d'autres fois encore. À cause de son apparence physique, qui ne correspond pas aux critères de beauté dont nous bombardent les médias. Elle n'est pas un monstre. Elle n'est pas défigurée. Elle n'est pas hideuse ou repoussante. Elle est juste «pas belle», selon ses propres termes.

Dans une société plus que jamais obsédée par le culte de la beauté, c'est suffisant pour se heurter à des milliers de murs. Pour se voir refuser un emploi. Pour avoir moins d'amis. Pour rester célibataire - et abstinent - pendant des années.

La laideur est le dernier des tabous. Le plus cruel, peut-être. C'est l'un des seuls facteurs de discrimination sociale à ne pas être interdits. Et dont tout le monde abuse, tout le temps, sans même s'en rendre compte.

Trop grosse, trop laide

Quand Geneviève Ricard a terminé ses études en théâtre, elle a fait le tour des agences de casting de Montréal. On l'accueillait poliment, mais sans enthousiasme. Jusqu'à ce qu'elle tombe sur une agente plus franche que les autres.

«Elle m'a dit: "Écoute, tu es trop grande, trop grosse, trop laide. Je ne pourrai jamais te placer nulle part. Je ne prends pas ton CV", raconte-t-elle. Ça m'a fait un choc. J'ai été démolie pendant des semaines.»

La jeune femme s'est relevée. Elle a fondé sa propre troupe de théâtre, avec une grande échalote et un homme beau, mais petit. «Ils avaient le même problème que moi; ils décrochaient très peu de rôles. Pendant 10 ans, on a fait du théâtre et du cinéma indépendant. On n'a jamais pu en vivre, mais on a assouvi notre besoin d'être créateurs et artistes en faisant un pied de nez à l'industrie.»

Elle a écrit ses propres rôles. Mais n'a jamais été capable de s'écrire un rôle de belle fille. Au contraire. «Il paraît qu'il y a quelque chose qui s'appelle la beauté intérieure», se désespère son personnage dans Printemps fougueux, de Joëlle Massy. «Ça doit être comme Dieu, ça: y a plein de monde qui essaye de te convaincre que ça existe, mais y a personne qui est capable de te le montrer.»

Coupable de «laidisme»

La beauté intérieure? Une hypocrisie, estime le sociologue Anthony Synnott, de l'Université Concordia. La discrimination basée sur l'apparence physique, constate-t-il, est plus répandue que le racisme ou le sexisme. Il a même inventé un néologisme pour désigner le phénomène: «uglyism», que l'on pourrait traduire par «laidisme».

Daphné, jeune Montréalaise souffrant d'embonpoint, en a été victime. «Quand j'ai postulé pour un projet à mon travail, on a choisi une fille qui avait moins d'expérience, mais qui était mince et belle. J'ai l'impression que lorsque je me présente devant les gens, je n'ai pas ce qu'il faut pour leur donner le goût de travailler avec moi.»

«Nous ne réalisons pas l'ampleur de la discrimination que nous exerçons envers les gens moins attirants que la moyenne, dit M. Synnott. Dans un sens, c'est très visible; nous jugeons sans arrêt les gens sur leur apparence. Pourtant, ce préjugé est invisible puisque nous ne sommes même pas conscients de l'exercer.»

C'est une injustice acceptée. Normale. Aucune plainte n'a jamais été déposée à ce sujet à la Commission des droits de la personne. L'apparence physique ne fait même pas partie des motifs de discrimination inscrits à la Charte québécoise des droits et libertés.

Quelques villes américaines, comme Washington et San Francisco, ont adopté des règlements interdisant la discrimination basée sur l'apparence. Mais les poursuites sont rares. Qui voudrait s'identifier comme étant laid? C'est un tabou, même - et peut-être surtout - parmi ceux qui en sont victimes.

«Il n'est pas politiquement correct de parler du laidisme, dit M. Synnott. Les psychologues sociaux ont montré qu'on a tendance à penser que les gens beaux sont plus intelligents, travaillants et dignes de confiance. En réalité, nous n'avons aucune raison de croire que les beaux sont bons et que les laids sont méchants», souligne-t-il.

Mais cette adéquation se justifie peut-être d'un point de vue scientifique. Le cerveau serait programmé à réagir ainsi. Le neuroscientifique américain Roberto Cabeza a en effet découvert qu'un beau visage stimule la même partie du cerveau qu'une récompense, alors qu'un visage hideux stimule une zone associée à une punition.

Quoi qu'il en soit, depuis une dizaine d'années, une multitude d'études ont montré que les beaux étaient avantagés dans toutes les sphères de la vie. La plus citée est celle de Daniel Hamermesh, un économiste de l'Université du Texas. Il a calculé que les beaux avaient droit à un revenu 5% plus élevé que la moyenne, alors que les laids gagnaient 10% de moins.

D'autres recherches ont aussi montré que les beaux étudiants ont de meilleures notes; que les criminels séduisants ont des peines plus clémentes; que les patients attirants ont droit à des soins plus personnalisés de la part de leur médecin. Même les beaux enfants reçoivent plus d'affection de la part de leur propre mère!

Un profond trou noir

Geneviève Ricard n'a pas besoin de se le faire confirmer par des études; la vie est semée d'embûches pour les vilains petits canards.

«Les seules fois où j'ai été appelée en audition, c'était parce que j'étais grosse ou pas belle. J'ai fait une matrone, une gardienne de prison. Je l'accepte, puisque, en tant que comédienne, mon corps est mon outil de travail. Ce qui me fâche, c'est qu'à la télé, il n'y a jamais de filles ordinaires ou laides. Elles ne sont représentées nulle part. C'est un peu comme si on leur disait: vous n'avez pas droit au bonheur.»

La société est-elle prête à accepter que les inaccessibles beautés qui peuplent leurs feuilletons télévisés cèdent leur place à de vraies femmes? «Je ne sais pas. Au fond, les médias nous présentent du rêve. Et on n'a pas nécessairement le goût de rêver à quelqu'un d'ordinaire», admet Geneviève Ricard.

Elle a été maintes fois blessée par le regard des autres. Celui des femmes, surtout. «Les hommes regardent une seconde et passent à autre chose; ils ne sont pas intéressés. Les femmes jugent et condamnent. Si tu es grosse, tu n'as pas fait d'efforts pour maigrir. Si tu n'es pas belle, tu n'as pas utilisé les bons cosmétiques. Tu es responsable de ton aspect physique. Donc ramasse ton argent, paye-toi une chirurgie et arrête d'offenser mon regard

Ce n'est pas aussi facile. L'apparence de Geneviève Ricard l'a parfois plongée dans un profond trou noir. Un matin qu'elle rasait des poils sur ses joues, elle a eu envie de s'enfoncer le rasoir en plein visage. De se défigurer pour être vraiment laide. «Des fois, je me dit que ce serait mieux. Au moins, ce serait clair. Quand on est juste pas belle, c'est terrible, parce qu'on se sent coupable.»

La comédienne a été célibataire pendant 10 ans. Et presque totalement abstinente. Elle n'avait plus envie de courir les bars. «Quand un gars m'abordait, j'avais l'impression que c'était une gageure qu'il avait perdue, ou qu'il était tellement soûl qu'il s'en foutait. J'avais fait une croix là-dessus. Mais la vie m'a fait une surprise.»

Cette surprise, c'est un homme qui l'aime comme elle est, et qui lui a donné deux enfants. «Je viens d'avoir 40 ans. Quand je me regarde dans le miroir, je ne vois pas exactement ce que je voudrais voir, mais je suis beaucoup plus en paix avec moi-même que je ne l'étais à 16 ou à 30 ans. Je vis dans une autre réalité.»

Donner des cours d'art dramatique à de jeunes enfants l'a aussi beaucoup aidée. «Ils ont une tout autre conception de la beauté. Pour eux, si tu es gentille, tu es belle. Ils me le disent cent fois par jour. C'est cliché, mais ils la voient, eux, la beauté intérieure.» Hélas, c'est une capacité qu'ils perdent bien vite. «À partir de la deuxième année, il est déjà trop tard. Ça ne marche plus.»