Evgen Bavcar est un photographe qui n'a jamais vu ses oeuvres ailleurs que dans son imagination. «Les originaux sont à l'intérieur de ma tête», dit ce Parisien d'origine slovène qu'un accident a rendu aveugle à 12 ans.

Il a pris ses premières photos à 16 ans. Une façon pour lui de continuer à capter les images qui l'entouraient même s'il ne pouvait plus les voir. La photo, depuis, est son regard.

À 64 ans, M. Bavcar a exposé ses oeuvres - dont quelques-unes illustrent ce reportage - aux quatre coins du monde.

Par ses photos, il tente aussi de rejoindre les voyants dans leur propre univers afin de leur proposer un autre point de vue. «Les aveugles ont une idée de la beauté bien plus universelle qu'on ne le croit, et bien plus profonde que l'oculocentrisme totalitaire que votre monde nous impose.»

Pour lui, être privé de la vue est une tragédie en cette époque obsédée par l'image. «Oui, c'est très frustrant. En même temps, les images de beauté des magazines, c'est un peu comme du fast-food. Il y en a trop, elles n'ont pas de goût.»

Les yeux, dit-il, ne sont qu'un outil pour saisir la vraie beauté. Il y en a d'autres. «Dans un musée de Paris, on m'a autorisé à toucher une statue de Michel-Ange. J'ai mis sept heures à le faire. Après, j'étais en larmes. Je n'ai pas pu dormir la nuit parce que j'étais envahi par tant de beauté.»

Et puis, les yeux ont besoin d'une certaine distance pour voir. «Quand un homme embrasse une femme, il s'approche tellement qu'il ne la voit plus du tout. Il devient aveugle. Alors, il peut la sentir, la toucher, la rejoindre. L'amour, c'est la proximité absolue. Le regard, c'est déjà la séparation.»

La beauté, c'est avant tout dans la tête, ajoute-t-il. «On m'a déjà raconté l'histoire d'un pianiste soviétique, un aveugle, qui était un grand coureur de jupons. On l'a opéré. L'opération a réussi. Quand il a ouvert les yeux, il y avait plusieurs infirmières autour de lui. Il s'est exclamé: je ne m'étais pas imaginé que les femmes pouvaient être aussi moches!»