Longtemps un symbole d'indépendance et de libération, la cigarette a fait des ravages chez les femmes dans les années 50 et 60, à l'heure où l'affirmation de soi semblait parfois se cacher derrière un écran de fumée. Retour sur une relation qui s'est avérée pour le moins néfaste.

À Cornwall, dans les années 60, les filles cools qui allaient danser et siroter des «sloe gins» entretenaient des soucis beaucoup plus pressants que la roseur de leurs poumons et l'avenir de leurs artères.

«J'ai commencé à fumer à 19 ans et je choisissais mes marques de cigarettes en fonction de la couleur de ma robe. C'était la mode, à l'époque. Les filles fumaient quand elles sortaient le samedi soir, mais pas vraiment pendant la semaine» raconte avec une nostalgie amusée Claudette Laurin. Fonctionnaire fédérale à la retraite, Mme Laurin a écrasé pour de bon à la fin des années 80, quand une crise cardiaque l'a sensibilisée aux dangers de la «boucane».

>>> GALERIE PHOTO: les femmes et la cigarette dans la publicité

Admiratrice de l'actrice Lana Turner et autres égéries du glamour hollywoodien d'antan, Lise G. a fumé sa première cigarette à l'âge de 16 ans. 56 ans plus tard, elle n'a toujours pas renoncé à son éternelle compagne des soirées désinvoltes et des jours de pluie, et fait partie des 18,5% de Canadiennes qui fument la cigarette.

«J'étais sortie au cinéma avec une collègue de travail. Au restaurant, elle m'en a donné une. Comme je ne savais pas fumer, une autre fille s'est approchée de nous et m'a dit: «Lise, ce n'est pas comme ça qu'on fume, il faut que tu la respires.» Ensuite, je n'ai jamais décroché.»

Avec ses compagnes de l'usine de sa ville natale de Lachute, Lise G. dissimulait parfois une cigarette dans son soutien-gorge, pour fumer à la sauvette, quand sa machine brisait. «Aussitôt qu'on avait deux ou trois minutes de libres, on courait pour s'en allumer une et prendre une ou deux touches», raconte celle qui se lève parfois à 3h du matin pour s'adonner à son vice préféré.

Cendrier, magazine et autres douceurs mentholées

Avec son éternelle cigarette au bout de ses doigts manucurés, la sulfureuse Joan Holloway de la série Mad Men incarne à merveille la travailleuse de bureau des années 60, pour qui le paquet de Lucky Strike était un must de la vie de bureau.

Jeannine St-Jacques Vega fait partie des ex-fumeurs canadiens qui poursuivent Imperial Tobacco, JTI-MacDonald et Benson&Hedges. En 2001, Mme St-Jacques Vega a reçu un diagnostic de cancer de la gorge, a été opérée au pharynx et a reçu 35 traitements de radiothérapie. Aujourd'hui âgé de 83 ans, elle ne peut plus goûter ses aliments, car ses glandes salivaires ont écopé.

Elle avait adopté la cigarette, quand elle est retournée travailler comme secrétaire, après s'être mariée.

«À l'époque, tout le monde fumait dans les bureaux, dans les hôpitaux, partout. Quand on faisait un peu d'anxiété, les médecins nous disaient de fumer une cigarette, pour nous détendre», dit celle qui a adopté cette attitude «pour faire comme tout le monde et aussi parce que c'était chic».

Mme St-Jacques Vega soutient que les femmes qui travaillaient à cette époque- dans les années 1950 et 1960- fumaient davantage que celles qui restaient à la maison avec leurs enfants. «Elles étaient financièrement indépendantes, donc pouvaient s'acheter des cigarettes. Et c'était glamour, certaines fumaient avec des porte-cigarettes, ce qui était le summum de l'élégance.»

La «Virginia Slims Woman»

Innocente, l'infiltration du tabac dans une imagerie hollywoodienne qui a séduit les premières générations de fumeuses? Pas selon Robert Proctor, historien des sciences qui vient de publier aux États-Unis Golden Holocaust, un pavé de 750 pages qui dévoilent certains secrets troublants de l'industrie du tabac.

«Depuis des décennies, les apparitions des marques de cigarettes dans le cinéma hollywoodien sont millimétrées, à coups de millions de dollars», rapporte l'auteur de cet ouvrage qui, selon le quotidien français Le Monde, «inquiète sérieusement l'industrie américaine du tabac».

Présidente du Réseau international des femmes contre le tabagisme et auteur de l'ouvrage Smoke Screen: Women Smoking and Social Control, la chercheuse vancouvéroise Lorraine Greaves s'intéresse depuis longtemps à la relation «femmes et cigarettes». Dans certains pays en développement, où les revenues augmentent en même temps que l'engouement pour les cigarettes, le glamour est récupéré pour vendre des cigarettes aux dames. «Les compagnies de tabac continuent encore aujourd'hui d'utiliser des tactiques de marketing qui montrent la cigarette comme quelque chose de moderne et de raffiné», dit Mme Greaves.

Au Canada, dit-elle, la lutte au tabagisme a porté ses fruits, si bien que le nombre de fumeuses tend à décroître. En revanche, les filles et femmes autochtones sont plus susceptibles de fumer, de même que les femmes à faible revenu ou qui souffrent de problèmes de santé mentale. Au fil de ses recherches, elle a observé que les femmes utilisaient la cigarette pour prendre une pause, se libérer du stress et composer avec la difficulté de la vie. «Parfois, l'usage augmente chez les femmes qui ont une vie difficile, subissent de la violence ou sont sans emploi.»

Dans les années 20, la cigarette est devenue la forme de tabagisme la plus populaire aux États-Unis. À cette époque, les femmes ont gagné le droit de vote. En 1922, pourtant, une New-Yorkaise est arrêtée pour avoir allumé une cigarette en pleine rue. C'est alors que l'association entre la cigarette et une certaine émancipation féminine est née, un thème repris dans les années 60 à 80 par la marque Virginia Slims et son célèbre slogan «You've come a long way, baby». La lune de miel entre héroïnes de fiction et cigarettes a marqué des décennies de femmes, qui s'identifiaient à Sandy dans Grease (Olivia Newton-John) qui, dans la finale, triomphe en bombe sexy qui apprenait à fumer... ou encore à la résiliente fumeuse campée par Susan Sarandon, dans Thelma and Louise. Selon Lorraine Greaves, il est fallacieux d'associer «cigarette» à «libération de la femme»: «C'est le contraire: quand vous fumez, vous perdez votre liberté.»

Le marketing de l'émancipation

La faute de l'industrie? Lorraine Greaves en est persuadée. Et elle n'est pas la seule. «Les publicitaires ont pendant longtemps visé la clientèle féminine en associant cigarettes et émancipation. J'ai en mémoires plusieurs publicités qui se servaient de l'image d'une femme, jeune à l'allure sportive et dégainée (quelquefois au volant d'une automobile) pour faire leur publicité. Il faut comprendre que l'usage du tabac n'était pas considéré comme très féminin à l'époque», souligne Francine Descarries, professeure à l'Institut de recherches féministes de l'UQAM.

Dans un article scientifique sur le marketing du tabac destiné aux femmes, Benjamin A. Toll, professeur au Département de psychiatrie de Yale, rapporte comment Virginia Slims a récupéré les codes de la lutte féministe pour vendre des clopes aux filles libérées.

«L'élément clé des campagnes était de créer une image idéalisée à laquelle les femmes pourraient s'associer. Virginia Slims a emprunté les slogans du mouvement de libération de la femme pour construire une image de femme moderne, de 1968 à 1980. Pendant cette période, les parts de marché de cette compagnie sont passées de 0,24% à 3,16%.» Le hic, c'est que cette tactique publicitaire a perdu des plumes quand le mouvement féministe a perdu de son attrait, au début des années 90...

Reste que dans l'imaginaire collectif, la cigarette semble indissociable de certains fantômes de St-Germain des Prés (Simone de Beauvoir, François Sagan...) Et on rencontre encore de nos jours des femmes, comme l'intellectuelle française Elizabeth Badinter, pour défendre le droit des mères de «fumer une cigarette et boire un verre de vin à l'occasion».

«Maintenant, je trouve ça très laid. Si je n'avais pas peur de prendre du poids, j'arrêterais», confie Lise G., qui n'associe plus la cigarette aux stars du grand écran d'autrefois. Du glamour et des porte-cigarettes d'antan, il ne reste plus grand-chose, mis à part peut-être une poursuite de 27 millions, des montagnes de mégots et trop de vies parties en fumée.

Illustration Anik Poliquin, La Presse