Au bout de la 389, au nord du 50e parallèle et à la frontière du Labrador, il y a quelques épinettes noires, beaucoup de roches et... Fermont. Cette ville intrigue, entre autres à cause de son « centre-ville », qui n'est en fait qu'un mur long de 1,3 kilomètre et haut de 20 mètres. On raconte même qu'il est possible de vivre à Fermont sans jamais sortir de ce mur. Mais entre le mythe et la réalité, il y a la vraie histoire des gens qui habitent ce bout de pays pratiquement coupé du reste de la province. Jacques Maltais, qui habite la région depuis 25 ans, a accepté de raconter sa version des faits à Urbania. Portrait d'un Fermontais convaincu.

La compagnie minière Québec Cartier (devenue aujourd'hui ArcelorMittal Mines Canada) a créé la ville de Fermont de toutes pièces en 1974. Établie dans la région pour exploiter le gisement de fer du mont Wright, elle avait besoin d'un endroit où loger ses ouvriers. Elle a alors fait ériger le fameux mur, qui contient 258 chambres pour célibataires et 306 logements.

Jacques Maltais habite un de ces appartements. Il est débarqué à Fermont en 1983, après avoir été forcé de quitter la ville de Gagnon, qu'on a dû fermer, faute de minerai. À l'époque, l'industrie minière s'effritait comme du grès. « Je suis arrivé ici et les gens se disaient '' Si on peut passer l'année 1983, ça va aller '', se rappelle-t-il. Et on a dit la même chose en 1984. Et en 1985. Ça fait 30 ans que ça va mal finalement ! » Malgré tout, Fermont tient bon.

De son côté, Jacques ne travaille plus dans les mines : il occupe maintenant le poste d'homme à tout faire du mur. Personne ne le connaît mieux que lui. Dès qu'un problème y survient, c'est à lui qu'on fait appel. Celui pour qui la ville n'a plus de secret a décidé de mettre à profit tout ce savoir en organisant des visites guidées du mur. Dans ses temps libres, Jacques se déguise en Voyou le clown, un personnage qu'il a créé en s'inspirant de ses idoles, Sol et Charlie Chaplin, et il amène les gens dans les recoins méconnus de leur propre ville, tout en démystifiant certaines idées reçues à son sujet. Concernant le mythe selon lequel des gens vivraient dans le mur sans jamais en sortir, il confirme que cela s'est déjà bel et bien produit. « Moi-même ça m'arrive de ne pas sortir pendant plusieurs jours, avoue-t-il. Quand tu vis dans le mur, t'as tout ce qu'il te faut : l'épicerie, le bureau de poste, l'école, la patinoire... tout ! Tu dois te trouver une raison pour aller dehors. »

Le 30 septembre 2009, Jacques aura une excellente raison de sortir de sa muraille : il prendra sa retraite de la Compagnie. Mais en accrochant ses outils, il se verra également contraint de laisser tomber son chapeau et son maquillage. C'est qu'à Fermont, les habitants sont tous là pour une raison bien précise : soit ils travaillent pour la mine, soit ils ont été engagés par la commission scolaire ou par un des rares petits commerces. Encore aujourd'hui, c'est ArcelorMittal qui possède la presque totalité de la ville et de ses équipements, ce qui inclut tous les logements et toutes les maisons disponibles. Donc, une fois qu'ils ne sont plus employés, c'est-à-dire plus « utiles » à la communauté, les gens sont obligés de déserter les lieux pour laisser la place aux travailleurs qui les remplaceront. Voilà qui explique le départ imminent de Jacques. Et ce qu'il quitte, ce n'est pas seulement son emploi, mais carrément sa vie. « Je suis venu au monde à Fermont, dit-il, des sanglots dans la voix. Je suis arrivé j'avais dans la vingtaine, mais c'est quand même ici que je suis né. »

Quand Jacques a emménagé à Fermont, il avait tendance à lever le coude fréquemment. « On se retrouvait souvent à la brasserie, se souvient-il. Ça virait un coup là-dedans ! Je prenais une tasse assez solide. C'est pour ça que je suis tout seul maintenant. » Sa femme, qui avait accepté de le suivre sur la Côte-Nord, a effectivement fini par le quitter à cause de ses problèmes d'alcool et elle est maintenant en couple avec un autre homme de la place. « Ils sont heureux et je suis bien content pour elle », assure Jacques. Autrefois, il n'aurait peut-être pas vécu la chose avec autant de sagesse, mais il affirme avoir beaucoup changé et il est convaincu que c'est grâce à Fermont. Que cette ville a fait de lui un homme meilleur.

Ce n'est donc pas pour rien si Jacques a développé un sentiment d'appartenance extrêmement fort par rapport à la cité minière. Cela dit, la plupart des Fermontais se sentent ainsi, très liés à leur communauté. Évidemment, la proximité imposée par l'architecture de la ville n'est pas étrangère à ce sentiment. Mais s'il s'est développé de manière aussi puissante chez l'ensemble des individus, c'est également par nécessité. « On n'a pas le choix d'être solidaires, explique Jacques. Y a pas beaucoup de ressources ici. Quand quelque chose se brise par exemple, si tu trouves pas ce qu'il te faut à la seule quincaillerie de la place, tu vas devoir demander à quelqu'un de te le prêter. Pour ça, il faut que tu tisses des liens avec le monde, t'es obligé. »

En l'écoutant parler, on a presque l'impression d'entendre un détenu raconter comment ça se passe quand il fait affaire avec le pusher de la prison pour obtenir son stock. Mais si Fermont est une prison, c'en est une où les gens s'enferment volontairement. Et ils ne veulent plus en sortir.

Les Fermontais vivent effectivement en retrait du monde : la ville québécoise la plus proche, Baie-Comeau, est située à 564 kilomètres de chez eux. Pour rejoindre la civilisation, ils doivent faire huit heures de route sur un chemin de gravelle où ils ne croisent rien d'autre que des conifères et des dix roues. Et quand ils arrivent à Baie-Comeau, ils étouffent - à cause du bruit, de la lumière, du monde partout. Le grand air leur manque. « Ici, c'est l'espace, argumente Jacques. Moi, j'en ai besoin. Tellement que même si j'habite déjà à 564 kilomètres de la civilisation, je me suis construit un camp dans le bois pour pouvoir avoir de la solitude et du silence. »

La solitude a beau être désirée, parfois, elle pèse lourd. Comme il y a neuf gars pour une fille à Fermont, c'est plutôt difficile de rencontrer du nouveau monde et d'y trouver l'amour. Désespérés, les hommes s'en remettent généralement à Internet pour dénicher l'âme soeur. Mais quand ladite âme soeur accepte de venir rejoindre son prince dans son royaume du Nord, il est rare qu'elle endure l'exil plus de quelques mois. « J'ai essayé les sites de rencontres, raconte Jacques, mais ça n'a rien donné. Je suis tanné d'espérer qu'il y ait une chance qu'une femme passe pis qu'elle soit faite pour moi. C'est une des raisons pour lesquelles j'ai hâte de retourner en bas : pour trouver quelqu'un. »

« Retourner en bas », ça veut dire se rapprocher des grands centres. Et même s'il y a des avantages à être plus près de l'action, Jacques anticipe le moment du déménagement. « La dernière fois que j'ai vécu dans la "réalité", j'avais 17 ans, souligne-t-il. J'essaie de me rappeler comment c'était. C'est sûr que j'ai peur, parce que c'est l'inconnu. Mais j'ai surtout peur de ne pas être capable de vivre sans ce que j'ai ici. »

Quand on lui demande s'il pense que son départ va créer un vide à Fermont, Jaques se fait humble. « Non, pas vraiment, confie-t-il. La ville a beaucoup changé, c'est une nouvelle génération qui est en train de s'installer. Ces gens-là me connaissent moins. Ils savent qui je suis, mais ils ne connaissent pas mon histoire. »

Le 30 septembre prochain, Jacques va donc faire ses bagages, effectuer une dernière tournée pour dire au revoir à toutes ces personnes qu'il côtoyait quotidiennement, en serrer plusieurs dans ses bras, verser des litres de larme, embarquer dans sa voiture et emprunter la 389, direction sud, en essayant de ne pas regarder dans le rétroviseur. Ça ne servirait à rien de toute façon, parce que quand on quitte Fermont, généralement, c'est pour toujours.