En un coup d'oeil, en quittant le somptueux hôtel le Domaine du Colombier à Malataverne (département de la Drôme), on comprend tout: une magnifique vallée, des vignes, encore des vignes et puis, tout en bas, les deux énormes cheminées fumantes de la centrale nucléaire.

Devant ces deux cheminées, on distingue la silhouette squelettique de quelques éoliennes plantées là comme de futiles excuses pour mieux faire passer la pilule du nucléaire.

Nous sommes ici devant la centrale du Tricastin, du même nom que la modeste appellation Coteaux du Tricastin, sise à la pointe nord-est du Rhône méridional (au nord du sud, quoi!).

Voilà bien le problème pour les vignerons du coin: cohabiter avec un voisin pareil à une époque où de plus en plus d'amateurs de vin recherchent du vrai, du pur, du bio, du nature!

Les cheminées d'une centrale nucléaire, ça cadre plutôt mal sur l'étiquette d'un domaine viticole. Comme le nom d'une centrale sur votre appellation. Surtout que cette centrale a connu un incident (un déversement d'environ 75 kg d'uranium) en juillet 2008, accentuant sa triste renommée.

«Ah oui, la centrale»

Déjà douteuse à cause de la proximité de la centrale, la «marque de commerce» Tricastin est devenue radioactive depuis l'incident.

Les vignerons de la petite appellation ont, au cours des dernières années, entendu toutes les blagues (plates, selon eux) et les jeux de mots, du genre Château Tchernobyl ou Domaine de la Radioactivité, et ils ne les trouvent plus drôles du tout.

Des clients (les Néerlandais, notamment) ont abandonné massivement la région et ses vins et les ventes en France périclitent.

«Partout en France, à Lille, Paris et ailleurs, on participe à des salons et les gens nous disent: Ah oui, la centrale... Et ils évitent notre stand sans même goûter nos vins. Alors, forcément, ça nous agace un peu», explique Henri Bour, patriarche du Domaine de Grangeneuve et président de l'association des vignerons du Tricastin.

«Nous avons même des amis qui ont annulé une commande pour un mariage parce que l'autre famille ne voulait pas de vin du Tricastin», ajoute M. Bour, franchement découragé.

Conscient de l'aversion des consommateurs pour l'appellation qu'il cherche à valoriser depuis des décennies, M. Bour s'est résolu à faire l'impensable il y a quelques années: il a mis le nom Coteaux-du Tricastin sur la contre-étiquette, cachant en quelque sorte l'origine de son vin.

«J'ai commis le crime suprême, dit-il, contrit. Mais, comme ça, les consommateurs prennent au moins le temps de regarder la bouteille sur les tablettes des magasins.»

Les vignerons du Tricastin s'apprêtent à faire un geste encore plus radical: enterrer carrément l'appellation Coteaux-du-Tricastin et la remplacer par une nouvelle, Grignan-Les Adhémar, dans l'espoir de conjurer les ondes négatives liées à la centrale voisine.

Au Domaine Grangeneuve, on adoptera cette nouvelle appellation (qui arrive aussi avec un nouveau cahier des charges et de nouvelles exigences qualitatives pour l'appellation) dès cette année, pour le millésime 2010, mais plus largement, ce sera en 2011 dans la région.

Échaudé, M. Bour, qui a repris le vignoble de ses parents et le cédera un jour à sa fille Nathalie, craignait même que l'effet radioactif de l'appellation soit à l'origine de la diminution de ses ventes au Québec. Le Domaine Grangeneuve vendait un peu plus de 70 000 bouteilles par année au Québec dans les années 90, mais ce nombre n'a cessé de décroître depuis, jusqu'au déclassement de ses produits.

Vérifications faites auprès de la SAQ, la centrale nucléaire du Tricastin n'a rien à voir avec la disparition du Domaine Grangeneuve des succursales de la SAQ.

«Il y a eu tout simplement déplacement de la clientèle et il faut rester dynamique (NDLR: pour garder sa place dans les listes de la SAQ), explique Linda Bouchard, porte-parole de la SAQ. À la fin, ce sont les clients qui décident.»