Benny travaille au supermarché, dans le rayon des viandes. Elle est originaire de Kisumu, dans l'ouest du Kenya, et elle est venue vivre à Watamu, avec sa tante et ses cousins parce que le boulot est rare dans son coin de pays. Chaque matin, je passe lui dire «Jambo, Benny!» et je regarde ce qu'elle a reçu la veille.

Elle me conseille sur la qualité et la fraîcheur du produit, puis j'achète, ou je passe mon tour.

Ensuite je passe chez les vendeuses de fruits et légumes, et je rentre heureux, en jonglant aux plats que je cuisinerai pendant la journée... Parce que j'ai une cuisine!!!

Je vous en avais parlé, n'est-ce pas ? Big Pete nous a déniché un petit appartement pour un mois (le temps que Boris se rétablisse de sa blessure), à deux minutes de la plage, avec piscine et cuisine, pour 25 $ par jour.

C'est du grand luxe, et je m'amuse comme un petit fou. Tellement que je n'ai plus envie de sortir de la maison!

Avec le temps, j'avais oublié un tas de plaisirs simples, comme celui d'inviter des gens à dîner et de leur servir un bon plat, préparé avec amour sur la musique de Bob Marley.

J'avais aussi oublié qu'il ne fallait pas faire frire du bacon en bedaine et que du boeuf haché, pas suffisamment cuit, peut renfermer un potentiel de maladies assez effrayantes...

Je ne vous décrirai pas le mal qui m'a affligé la semaine dernière, ni la petite bibitte qui causait mon inconfort, car je vous couperais l'appétit. Parlons latin, c'est moins évocateur: la semaine dernière, j'étais porteur de l'entamoeba histolytica.

Et c'était laid.

Comment je le sais?

Le gentil monsieur du laboratoire m'a montré ces parasites dans son microscope... Brrr!

- Je suis envahi?

- Ils sont des millions!

Et c'est du sérieux, oui monsieur: ils se sont bâti des petits villages, avec tous les services, oui madame, reliés entre eux par un autoroute à quatre voies, et c'est la congestion.

Le médecin m'a demandé pourquoi je n'étais pas venu plus tôt, et la raison que je lui ai donnée est bien embarrassante, mais vraie: c'était la première fois que je devais offrir un extrait de mon travail intestinal à quelqu'un, et ça me rendait rudement mal à l'aise.

Mais je suis un adulte responsable, et un soir de pleine lune, assis en lotus sur le toit d'un temple hindou, j'ai réfléchi.Je ne suis certes pas différent du monde qui m'entoure. Je suis composé des mêmes éléments.

Je suis le résultat d'une évolution spectaculaire!

Je viens d'Afrique. Je viens de la mer.

Je viens de l'Univers. Je suis la Terre.

Je suis les fleurs, la montagne, et le joueur de pipeau. Je suis sa musique, je suis du feu du soleil.

Je suis l'espace, je suis le temps.

Et je ne suis rien.

Bruno Blanchet n'existe pas.

Bruno Blanchet est un concept.

Une illusion. Un assemblage de lettres. Comme cheval, tarabiscoter ou pompon.

Qui était-il avant de naître?

(...)

Un jour, il sera souvenir.

Il ne sera que passé.

Ça fa que, un petit caca, tsé...


Le lendemain matin, je me présentais au labo de la clinique avec mon pot de margarine Biddy's plein à ras bord.

- Excusez-moi, j'aurais préféré vous amener une rose ou des fraises.

Le technicien a souri.

- It's all the same!

C'est la même chose? Ah ben, mon Joe, tu m'étonnes...

Tout ça pour dire qu'un matin, alors que j'achetais du boeuf haché, des pommes de terre et du blé d'Inde, Benny m'a demandé ce que j'allais en faire.

- Du pâté chinois.

- Wow! Tu sais préparer de la bouffe chinoise?

Aye! Comment lui expliquer que ce que l'on appelle pâté chinois, chez nous, est un mets concocté par des cuisiniers chinois lors de la construction du chemin de fer transcanadien, qu'il ne s'agit pas d'un vulgaire mélange, mais bien d'un composé de trois étages distincts: viande, blé d'Inde, patates?

Comme je viens de l'écrire.

-C'est une drôle d'idée! Peux-tu en apporter un plat au supermarché? J'aimerais y goûter.

J'ai eu une idée.

- Et si on faisait... un échange culturel?

- Excellente idée!

C'est ainsi que, ce soir-là, armé de mon chaudron de pâté chinois, préparé avec amour sur la musique de Bob Marley, j'ai sauté dans un taxi pour aller chez Benny, un peu nerveux, je dois vous l'avouer, parce que j'avais l'impression d'être une espèce d'ambassadeur de la cuisine de chez nous, et que j'avais peur de décevoir.

Toute la famille m'attendait devant la porte, en rang d'oignons. J'ai serré fort le chaudron.

Fuck.

J'avais oublié le ketchup.