En descendant à Praia, au Cap-Vert, j'étais dans un drôle d'état.

En vérité, je n'étais pas très fier de moi. D'abord, j'avais traversé l'océan, sans raison, à bord d'un gros machin pollueur des mers; alors qu'à voile, ç'aurait été cent fois plus trippant. J'avais mis le pied sur des îles qui, sérieusement, n'en avaient rien à cirer de l'existence de l'homme, et où notre présence n'était guère plus nécessaire que celle de n'importe quel autre type d'envahisseur. Et même si l'organisation, sur cet aspect, était impeccable, et prenait toutes les précautions nécessaires pour respecter l'environnement, je ne pouvais m'empêcher de penser:

«Quessé qu'on fait icitte, tab...?!?»

Cet aspect Gros Touriste» de la croisière ne m'avait pas frappé avant d'acheter mon billet l'année dernière. Et je rêvais de ce périple comme on rêve d'une aventure, d'un défi à relever, alors que c'était vraiment une excentricité de matantes fortunées. Pendant que le navire affrontait les quarantièmes rugissants, j'en ai même vues tricoter!

Je n'ai rien, rien contre le tricot ni contre les matantes fortunées, mais, aux dernières nouvelles, je n'en étais pas une... Attendez, laissez-moi vérifier. Regardez ailleurs, s'il vous plaît. Merci. C'est bon. Et le vrai défi est maintenant de payer la facture, autant sur le plan financier qu'environnemental : je devrai en écrire, des mots, et en planter, des arbres!

Sur une note plus positive, j'avais découvert le monde du «birding». Et en quelques semaines, j'avais appris à être toujours plus curieux, à l'affût du moindre battement d'aile et, ainsi, à jouir un peu plus du moment présent.

Puis j'avais passé presque 40 jours en isolement, complètement coupé du monde, sans aucune idée de ce qui s'était déroulé, pendant ce temps, sur notre belle et ronde planète.

Je me sentais devenu un extraterrestre. Et quand j'y songe, quel beau cadeau je m'étais offert: cinq semaines à l'abri des mauvaises nouvelles, de la pub et des potins! Mais, comme toute bonne chose a une fin, je devais réintégrer le moule. Redevenir un bon citoyen.

Me rebrancher.

Je tremblais rien qu'à l'idée de découvrir un autre drame inexplicable comme la mort de Dédé Fortin.

Je suis descendu du camion. J'ai marché dans les rues désertes, à cette heure de la journée où les gens du Sud sont occupés à ne rien faire.

Je suis rentré à l'hôtel Santa Maria. Chambre 301. Vue sur le port. J'ai allumé la télé. Il y avait Fashion TV.

Bienvenue sur Terre, Bruno!

J'étais un peu choqué, mais nullement surpris: Fashion TV, c'est probablement la chaîne de télévision la plus diffusée au monde. Partout, t'allumes et il y a Fashion TV. Dans la brousse, dans le désert, chez les bouddhistes, chez les musulmans... y'a Fashion TV! Chez les Chinois, sur Royal Air Maroc, au Japon, à Chittagong... y'a Fashion TV! J'avoue que, parfois, la musique est amusante. Mais quelqu'un peut me dire à quoi ça sert, Fashion TV? Qui a besoin de voir des tartes dire «Hello, you're watching me, on Fashion TV!» et danser en talons hauts dans un party de morons? Qui veut regarder des défilés de vêtements que personne ne portera jamais, posés sur des grandes filles trop maigres?

Comprenez-moi, j'adore les choses inutiles. J'ai d'ailleurs consacré toute ma vie à la vacuité et au non-sens.

Mais, Fashion TV, un jour, il faudra m'expliquer.

«Hello, you reading Bruno Blantchette, in La Presse!»

Boum boum boum boum.

* * *

Dans l'avion pour Dakar, j'étais assis avec Abdullah. Je me demandais de quel côté me diriger après l'atterrissage à Dakar, cette cité déplaisante que j'ai affectueusement nommée «la capitale du harcèlement.

Abdullah s'est retourné et m'a dit:

«Va en Casamance, Bruno.

- Et pourquoi j'irais en Casamance, Abdullah?

- Parce que c'est le temps ou jamais.

- Ah oui?»

Originaire de la Casamance, il m'a expliqué, dans un discours rempli d'émotion, que la vie était douce dans son coin de pays: que les fruits étaient abondants, que le poisson était frais et qu'il était bon de se balader en pirogue, dans les bolongs, à l'heure où le soleil ferme boutique et où les oiseaux rentrent au nid.

Mais il m'a aussi confié que la vie ordinaire, telle qu'il l'a vécue en Casamance, est aujourd'hui menacée; et que, d'ici quelques années, ce sera la fin de la société traditionnelle... Un constat grave, qu'il accepte avec résignation.

La grande mutation est amorcée, Bruno. Il est trop tard. Bientôt, le monde entier sera contaminé.

- Et qui sont les responsables de cette «grande mutation»?

- L'internet et la télévision, parbleu!»

Selon Abdullah, en Casamance, déjà, les gens ne lisent plus. Les familles ne se parlent plus. On passe son temps devant l'ordinateur avec des amis imaginaires. Au souper, on allume la télé au lieu de discuter.

«Et c'est pas bien. Les enfants voient des choses terribles à la télé, en plein jour. Des choses interdites chez nous! Des femmes à moitié nues, maquillées comme des clowns...

- Hein! Vous avez Fashion TV!»

Casamance, fais-toi belle, j'arrive.

Photo: Bruno Blanchet, collaboration spéciale

Bruno au Sénégal