Après plus de 10 jours de marche, nous voici enfin au sommet de l'Aconcagua. Nous nous prenons par les épaules, nous félicitons. À ce moment-ci, personne d'autre sur la planète n'est aussi haut que mes trois camarades et moi, à part ceux qui se baladent en avion.

L'Aconcagua, situé en Argentine, est la plus haute montagne des Amériques avec 6962 mètres. Il y a quelques montagnes plus élevées dans l'Himalaya, comme l'Everest, mais ce n'est pas la saison de l'escalade en Asie et il n'y a personne sur ces sommets.

 

Mes sentiments sont cependant doux-amers. Il y a certains détails que je ne devrais peut-être pas raconter à ma mère à mon retour, histoire de ne pas trop l'inquiéter. Comme le fait que cette montagne est plus dangereuse qu'il n'y paraît à première vue.

Certaines voies sur l'Aconcagua sont difficiles et demandent de grandes habiletés techniques, comme le Glacier des Polonais et la terrifiante Face sud. Mais d'autres sont dites faciles et ne demandent pas de connaissances en escalade.

Toutefois, le mal de l'altitude guette quand même et la température peut passer du grand bleu à la tempête aveuglante en un rien de temps.

Nous avons choisi une de ces voies dites faciles, la traverse des Polonais, une variante qui permet d'éviter la partie difficile du Glacier des Polonais. Elle reçoit moins de visiteurs que la voie normale. Il faut compter trois jours de marche pour se rendre au camp de base, Plaza Argentina. C'est une randonnée plutôt agréable: des mules portent nos bagages, nous n'avons qu'à admirer le paysage et essayer de nous acclimater à l'altitude.

C'est au camp de base, à 4200 mètres d'altitude, que les choses se corsent. Après avoir obtenu le feu vert du médecin du camp, nous devons maintenant porter tout notre barda sur des sentiers parfois dangereusement érodés. Pour favoriser une meilleure acclimatation, et pour rendre les charges plus acceptables, nous faisons des dépôts.

Nous prenons le matériel dont nous n'avons pas besoin immédiatement, comme la nourriture des prochains jours, les vêtements d'hiver pour la haute altitude et l'équipement technique pour le sommet, et nous allons le déposer 500 mètres plus haut. Nous redescendons dormir au camp, et le lendemain, nous déménageons le reste du matériel et établissons un nouveau camp.

Les champs de pénitents

Certaines sections sont particulièrement difficiles, comme la traversée de champs de pénitents. Il s'agit de bizarres formations de neige glacée qui ressemblent de loin à des processions de moines, la tête baissée. De près, il s'agit d'étroits murs de glace qui forment de véritables labyrinthes d'une étrange beauté.

Il nous faut une bonne semaine pour nous rendre du camp de base au spectaculaire camp 2, le dernier avant le sommet, à 5800 mètres d'altitude. À force de croiser des gens, de parler, nous savons maintenant que plusieurs ont dû rebrousser chemin à cause de la fatigue ou de la température. Plus grave encore, nous savons que depuis une dizaine de jours, cinq personnes ont perdu la vie sur la montagne: glissades sur le glacier, chutes de roches, crises cardiaques, hypothermie. Une sixième personne manque à l'appel. Normalement, deux ou trois personnes perdent la vie sur l'Aconcagua chaque année. Cette année, la montagne est particulièrement meurtrière.

Nous nous attaquons quand même au sommet en quittant le camp 2 un peu après cinq heures du matin. Ce n'est qu'en début d'après-midi que nous arrivons au bas de la Canaletta, la dernière section avant le sommet, particulièrement difficile. Le manque d'oxygène est tel que, chaussés de nos crampons, nous marchons extrêmement lentement: cinq respirations, un pas, cinq respirations, un pas.

Oedème cérébral

Notre guide, de l'organisation montréalaise Karavaniers, réalise que l'un de mes camarades marche de façon erratique. Il ne prend pas de chance et le fait descendre immédiatement. Notre ami souffre d'un oedème cérébral. Heureusement, nous transportons une véritable pharmacie de haute montagne et notre copain s'en tirera sans dommages.

Nous continuons l'ascension avec inquiétude. Tout près du sommet, coincée entre des roches, il y a une forme couverte de sacs de plastique, un corps que les secouristes n'ont pas encore réussi à faire descendre.

C'est pour cela que la victoire est douce-amère. La haute montagne n'est pas un terrain de jeu pour les enfants. Il faut être bien préparé, bien encadré, et aussi rester humble. Nous n'avons pas remporté une victoire sur la montagne. C'est la montagne qui nous a laissés fouler son sommet et admirer sa beauté.

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