Elle est presque aussi grande que la Corse, et son paysage semble taillé dans la même démesure. Mais l'île au large du Saint-Laurent offre aux visiteurs un avantage que sa cousine française n'a pas: le sentiment d'être seul au monde (aussi connu sous le nom de sainte paix). Visite d'un éden où les seuls sentiers battus ont été tracés par les cerfs de Virginie.

Dans les premières secondes, la température surprend un peu. L'eau de la rivière Vauréal est, disons, fraîche... Mais ce petit choc thermique est le prix à payer pour accéder au pied de la célèbre chute Vauréal.

Le sentier qui mène jusqu'à la chute zigzague de part et d'autre de la rivière, qu'il faut traverser à gué une bonne dizaine de fois. Et après ce printemps pluvieux, l'eau est encore haute; à certains endroits, elle monte jusqu'aux genoux des randonneurs. Pas question donc de garder les bottes. Chaussés de sandales, il faut s'y tremper les orteils (et le reste).

Pendant 3,5 km, le sentier suit le lit de la rivière, encastrée au fond d'un profond canyon qu'elle a creusé pendant des milliards d'années. De chaque côté, des falaises de roche calcaire, certaines hautes de 90 mètres, ne laissent apparaître qu'un mince couloir de ciel bleu. On croirait marcher tantôt sous le regard de fantômes géants changés en statues de pierre, tantôt aux pieds de gigantissimes pots de fleurs coiffés d'épinettes.

Le paysage est si grandiose qu'on finit par oublier le but de la randonnée, la chute Vauréal, qu'on entend gronder au loin. Le dernier méandre franchi, la chute s'expose dans toute sa puissance. L'eau coule avec violence, plusieurs centaines de litres à la seconde, pour aller se fracasser sur les rochers, dans un nuage d'embruns, 76 mètres plus bas. Même les mythiques chutes du Niagara n'atteignent pas cette hauteur...

Un spectacle magique, qu'on croirait orchestré pour nous seuls. Personne sur les rochers autour pour venir troubler la quiétude du moment. Personne sur les belvédères au-dessus de nos têtes. Que la chute Vauréal et nous, comme au temps des premiers explorateurs. Un luxe inouï.

Une grande partie du charme d'Antiocosti tient à cette tranquillité, voire cet isolement. L'île fait rêver depuis bien avant l'arrivée du milliardaire Henri Menier, qui a acheté Anticosti en 1895 pour en faire son terrain de chasse privé. C'est ce dernier qui a introduit dans l'île les premiers cerfs de Virginie: 150 têtes en 1897. Aujourd'hui, on estime qu'il y a plus de 160 000 cerfs à Anticosti. Ils sont en si grand nombre qu'ils ont modifié la flore de l'île, provoqué l'extinction des ours (à qui ils n'ont laissé aucun petit fruit à manger) et développé un comportement diurne unique pour leur espèce, qui les fait gambader en plein soleil, comme s'ils n'avaient aucun prédateur (ce qui est le cas, hormis en période de chasse.) Et les humains? Pas plus de 250 à résider ici à l'année.

Plusieurs propriétaires sont passés dans l'île (le gouvernement du Québec l'a acheté en 1974), mais Anticosti a toujours conservé son étiquette d'éden éloigné. Vrai, y accéder est compliqué... et pas donné. Les possibilités d'entrée sont limitées: transport aérien de Montréal, Québec ou Mont-Joli; traversier de Sept-Îles ou Havre-Saint-Pierre. Et une fois sur place, il faut louer un camion si on veut parcourir les routes de gravier qui sillonnent le territoire, 17 fois plus grand que l'île de Montréal. Cet été toutefois, l'île est plus accessible qu'auparavant, avec l'arrivée d'un nouveau forfait offert par la SEPAQ.

Une vérité demeure toutefois: une semaine ne suffit pas pour voir l'île d'un bout à l'autre. Les routes en gravier allongent les trajets entre les falaises de calcaire du nord et les plages aux milles fossiles du sud. Ses nombreuses épaves (l'île est surnommée le cimetière du Golfe), ses phares abandonnés, ses 24 rivières à saumons et ses 125 km de randonnée en bord de mer ou de rivières exigent plus d'un voyage...

Les frais de voyage de ce reportage ont été payés par la SEPAQ.

SIX COUPS DE COEUR À ANTICOSTI

> Baie Sainte-Claire: pour ses petits cimetières plantés en bord de mer, ses vieilles maisons de bois grisonnant et ses couchers de soleil.

> Brick: un tapis de fossiles, posé au fond d'une rivière. Chaque caillou retourné porte la marque des milliards d'année qui ont forgé Anticosti. De quoi occuper les enfants des heures durant.

> Baie de la Tour: pour ses colosses de calcaire qui ceinturent la baie, ses eaux turquoise, ses oiseaux marins et ses phoques qui vont y faire saucette.

> Grotte à la Patate: le long de ses 625 m de couloirs sombres, cette grotte cache une chute souterraine, des fossiles emprisonnés dans le calcaire et une entrée haute de 10 m aux allures de cathédrale gothique.

> Auberge MacDonald: du perron de l'auberge, on voit passer petits rorquals, marsouins et phoques, sans compter des bancs de milliers de caplans. Et on peut y manger du succulent homard pêché à l'île.

> Chicotte-sur-Mer: équitation en bord de mer, randonnée, baignade dans des piscines naturelles à l'eau limpide et dodo dans des cabanes en bois rond. Que demander de plus?

Photo Steve Deschênes fournie par la SEPAQ

La chute Vauréal s'expose dans toute sa puissance. L'eau coule avec violence, plusieurs centaines de litres à la seconde, pour aller se fracasser sur les rochers, 76 mètres plus bas.