Le 1216, rue du Sussex n’existe plus. On ne trouve ici qu’un mince parc. Or, en 1938, la femme de G. Potter, un employé du Canadien Pacifique, accueillait dans le logis familial les voyageurs noirs qui peinaient à trouver un hébergement dans une ville où sévissait une certaine ségrégation.
C’était la première adresse canadienne que recommandait le Negro Motorist Green Book depuis la création de ce guide en 1936.
Nul ne sait ce qui est advenu de la famille Potter, cette recommandation est disparue dans les éditions suivantes. Mais Nina Morse a pris la relève en 1941. Elle était la femme d’un porteur du Canadien National, Horace Morse, et elle a continué à accueillir des voyageurs noirs pendant des années, d’abord au 3164, rue Saint-Antoine, puis au 932, Calumet Place, même après la mort de son mari.
Les premières adresses montréalaises qu’on retrouve dans le Green Book mentionnent essentiellement de petites pensions de famille, des tourist homes, tenues par les femmes de porteurs de wagon-lit, comme Horace Morse, B. Grant et Alf Davis.
Pour la plupart, elles sont situées dans la Petite-Bourgogne, alors le cœur de la communauté noire anglophone de classe ouvrière de Montréal.
De grands musiciens de jazz, comme Oscar Peterson et Oliver Jones, sont d’ailleurs issus de ce quartier. Comme la Petite-Bourgogne était située près de plusieurs gares, on y trouvait de nombreux employés du CN et du CP.
De petits hôtels peu dispendieux de l’extérieur du quartier commencent à apparaître dans les éditions suivantes du Green Book, comme l’hôtel Philibert, sur Saint-Laurent, en 1949, ou la Casa Bella, au 258, rue Sherbrooke Ouest, en 1956. Ce dernier hôtel existe toujours, au même endroit, mais sous une adresse un peu différente.
Le Green Book mentionne aussi un salon de beauté, le Mendes, au 2036, rue Saint-Antoine. Pour les voyageurs noirs, il n’était pas toujours facile de savoir où aller se faire pomponner dans une ville étrangère.
L’édition de 1956 propose une adresse bien mystérieuse, pour la première fois dans la ville de Québec. Il s’agit du Husband’s Resort, au 6, Calixa. L’adresse semble incomplète, le site peut-être un peu louche… Il ne réapparaît pas dans les éditions suivantes.
L’édition de 1962 du Green Book mentionne des restaurants montréalais, à commencer par l’incontournable Ruby Foo’s.
Mais on trouve aussi le fameux restaurant du 9e étage d’Eaton, un véritable chef-d’œuvre d’Art déco qui a fermé en octobre 1999, mais qui devrait rouvrir ses portes au printemps 2024.
Le grand magasin Morgan (maintenant La Baie) avait également un restaurant qui se montrait accueillant envers les visiteurs noirs.
Le Green Book mentionne aussi le fameux restaurant Au lutin qui bouffe, rue Saint-Grégoire, qui a malheureusement été détruit par un incendie en 1972. On y trouve maintenant un concessionnaire automobile.
L’édition de 1962 fait également une grande place aux motels. On ne se limite plus à la Petite-Bourgogne, on se retrouve en périphérie, avec le Marpec Motel et La Parisienne sur le boulevard Taschereau. La plupart ont disparu. La Parisienne, par exemple, a été la proie des flammes à trois reprises en cinq mois en 2005, ce qui semble un brin suspect. Un commerce de lubrification d’huile a pris sa place.
Plusieurs de ces vieux motels vivent encore sur de vieilles cartes postales qu’on peut se procurer pour quelques dollars sur eBay.
Le Motel Pierre est cependant encore bien en place, sur le boulevard Marcel-Laurin dans l’arrondissement de Saint-Laurent. L’établissement a manifestement un petit aspect rétro.
Un premier grand hôtel fait enfin son apparition dans le Green Book en 1962, le Windsor, qui fut un des plus grands hôtels construits au Canada.
Pour la petite histoire, c’est au cours d’une réunion au Windsor en 1917 qu’on a créé la Ligue nationale de hockey (LNH).
Le Windsor a été partiellement détruit par un incendie et est maintenant un immeuble d’affaires qui fait face au square Dorchester.
Il faut attendre l’édition de 1963 pour voir apparaître d’autres grands hôtels de Montréal comme le Ritz Carlton, le Reine Elizabeth, le Berkeley et le Sheraton Mont-Royal. Ces deux derniers établissements ne sont plus des hôtels, mais on peut encore les admirer au centre-ville : le Berkeley, au 1188, rue Sherbrooke Ouest, fait maintenant partie du complexe Alcan, alors que le Sheraton Mont-Royal accueille les Cours Mont-Royal, au 1455, rue Peel.
Dans ses dernières éditions, le Green Book commence à faire place à d’autres villes canadiennes. À Québec, on recommande le Château Frontenac et le Château Laurier, ainsi que le Manoir Saint-Castin à Lac-Beauport. À Ottawa, on mentionne également de grands établissements, le Château Laurier et le Lord Elgin, qui accueillent encore aujourd’hui des visiteurs.
Les humbles pensions de famille ont disparu, c’est une nouvelle ère pour les voyageurs noirs.