Rebecca* ne se souvient pas de son enlèvement. Elle était encore bébé. Ses parents, séparés depuis peu, avaient la garde partagée de leurs quatre enfants. Sa mère, québécoise de souche, venait de tourner le dos à l'islam, auquel elle s'était convertie plusieurs années auparavant pour pouvoir épouser son père.

Un dimanche, alors que sa mère vient chercher les enfants chez leur père comme à l'habitude, personne ne répond à la porte. Plus tard dans la semaine, elle reçoit un coup de fil de son ex-belle-mère: «Les enfants sont partis en Jordanie.»

Après des années de lutte, la mère de Rebecca réussit à faire revenir ses enfants au Québec. Mais le mal est fait. Les enfants auraient préféré rester avec leur père. Leur mère est devenue une étrangère. «Mon père a toujours pris toute la place. Je n'avais pas besoin d'une mère», dit l'adolescente de 17 ans, qui a accepté de raconter son histoire à La Presse.

Rebecca a 7 ans lorsqu'elle revient vivre à Montréal. C'est tout un choc pour elle. Sa mère ne fait pas cinq prières par jour. Des hommes l'embrassent en public. Pire encore, sa mère boit de l'alcool.

«Notre mère nous laissait faire plein de choses interdites chez mon père, en Jordanie. J'avais des amis garçons. Je pouvais aller dormir chez des amies. Je savais que je faisais quelque chose de mal.»

Avec les années, le choc laisse place à un profond déchirement. Le père est revenu vivre au pays. Son ex-femme le dépeint comme un «terroriste», un «radical». Cela prend du temps, mais il finit par régler ses démêlés avec la justice. Il obtient le droit de revoir ses enfants. En sa présence, ses fils et ses filles doivent se comporter comme s'ils vivaient toujours en Jordanie.

Lorsque Rebecca a ses premières menstruations, son père exige qu'elle commence à porter le voile. Sa grande soeur, de cinq ans son aînée, le porte depuis longtemps. L'adolescente a du mal à s'y résoudre. À la fin de l'année scolaire, elle part en vacances en Jordanie. Là-bas, elle n'a pas le choix de le porter.

À son retour à Montréal, Rebecca aimerait ranger son voile au fond d'un tiroir, mais elle craint la réaction de son père. En sa présence, elle le porte. Un jour, elle le croise par hasard dans la rue. Elle a laissé son voile à la maison. Il ne lui adresse pas la parole. «Je venais de commettre un gros péché. Pour moi, c'était la fin du monde», explique la frêle adolescente.

Rebecca se dépêche d'aller ramasser toutes ses affaires chez son père avant son retour. Elle appelle sa mère: «J'ai fait quelque chose de grave et mon père va être très fâché. Je viens vivre chez toi.» Dans les mois qui suivent, elle n'a pas de nouvelles de son père. Et elle n'essaie pas d'en avoir. Elle a peur de sa réaction.

L'été suivant, son père repart en Jordanie sans lui donner signe de vie. Sa mère part en vacances au même moment. Rebecca n'a pas envie de la suivre. Elle a 14 ans. Elle se sent seule au monde.

Un soir, elle est incapable de rentrer chez elle. Sa grand-mère maternelle, qui avait les clés du logement, a fait changer les serrures. «Ma grand-mère est un peu raciste. Elle n'a jamais accepté que sa fille ait des enfants avec un Arabe», se désole la jeune fille.

Rebecca trouve refuge chez des amies. C'est là qu'elle commence à faire «des niaiseries». Elle n'en fera pas longtemps. Elle se fait prendre sur le fait lors d'un vol à l'étalage. La police n'arrive pas à joindre ses parents, toujours à l'étranger. La Direction de la protection de la jeunesse s'en mêle.

À son retour à Montréal, son père est furieux. «Dans notre culture, personne n'envoie sa fille en centre jeunesse. Les problèmes se règlent à l'intérieur de la famille. Ce n'est pas un inconnu qui peut t'aider», dit Rebecca. Son père ne revient pas sur l'histoire du voile. Il veut ravoir la garde de sa fille à temps plein. C'est une question d'honneur.

Rebecca passe un an en centre jeunesse pendant que ses parents s'entredéchirent sur la question de la garde. Puis le tribunal tranche: l'adolescente ira vivre une semaine chez l'un, puis une semaine chez l'autre.

Lorsqu'elle vit chez son père, Rebecca doit rentrer directement après l'école. Elle n'a pas le droit de porter des vêtements ajustés. Elle se change dans les escaliers avant de quitter l'immeuble. Elle n'a pas le droit de fréquenter des garçons. Même pas comme amis. Et les amies doivent être musulmanes.

Rebecca essaie de se conformer aux demandes de son père, mais elle étouffe. «Je ne peux pas choisir mes amis en fonction de leur religion. Dans la vie, tu as besoin de tes parents ET de tes amis. Je ne voulais pas faire un choix entre les deux.»

La grande soeur de Rebecca, elle, suit à la lettre les règles de leur père. Elle ne fréquente que des musulmans. Elle fait cinq prières par jour. «Je voudrais tellement ne pas décevoir mon père. J'aimerais être une bonne musulmane comme ma soeur.»

Chez sa mère, la jeune fille respire mieux. Mais elle a toujours l'impression de vivre dans le péché. Rebecca répète comme un mantra ce que son père lui dit depuis toujours: sa mère est trop permissive, elle ne l'encadre pas assez. Si bien que, à 16 ans, elle décide d'aller vivre à temps plein chez son père. Nouvel essai: nouvel échec. Elle se met à fuguer. Et se retrouve de nouveau au centre jeunesse.

«Je reviens toujours à la case départ», dit-elle d'un air découragé. Malgré tout, elle prend la défense de son père avec vigueur: «Je ne vais jamais accepter que quelqu'un le critique, même si ç'a toujours mal été dans ma vie à cause des règles qu'il m'a imposées. Je sais qu'il veut mon bonheur.»

Son père l'implore souvent de ne pas déshonorer la famille. «Mes grands-parents paternels étaient très religieux. Il me rappelle parfois que je suis leur descendance. En plus, mon grand-père est mort à La Mecque. Quand tu meurs là, tu vas directement au paradis.» Rebecca n'a pas le droit d'aborder certains sujets avec son père, les garçons, par exemple. Et il n'y a aucune chance pour que cela change. Même la DPJ n'arrive pas à lui en parler, confirme la travailleuse sociale au dossier.

Rebecca se sent condamnée à lui mentir. Souvent, elle regrette d'avoir quitté la Jordanie. «Je suis sûre que, là-bas, j'aurais le père le plus permissif.»

*Nom fictif