Depuis une demi-heure, les murs tremblent. La porte de métal est bombée à force d'être percutée par le petit corps de Stéphanie.

«Parfois, l'horloge décroche tellement les filles cognent fort. La serrure est usée. Ne te surprends pas si elle cède», prévient l'agente d'intervention.

Au bout du couloir, Stéphanie continue de tempêter dans sa cellule d'isolement. Elle hurle qu'elle n'a pas ses souliers, qu'elle a froid, qu'il faut monter le chauffage et qu'elle va tout défoncer si la «salope de crisse de pute» d'agente ne la libère pas sur-le-champ.

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«Comme tu vois, il ne fait pas froid, ici. Tout ce qu'elle crie, c'est ce qu'elle aimerait dire à sa mère, analyse Annie, l'éducatrice qui l'a suivie jusqu'ici. Elle exige qu'on prenne soin d'elle, mais ce n'est pas la bonne façon de s'y prendre.»

À La Passerelle, comme dans les autres unités des centres jeunesse, réadapter un jeune signifie souvent lui inculquer ce que ses parents auraient dû lui apprendre.

À 14 ans, Stéphanie pique le même genre de crises débridées qu'un enfant de 2 ans. Lorsqu'elle a appris que sa mère voulait la placer, un gouffre s'est ouvert. Trouvée sur les rails du métro avec son chat en cage, lors d'une fugue, elle a ensuite tout démoli dans l'unité montréalaise où elle devait être évaluée. En encadrement intensif, le choc a été plus dur encore. Elle ne tolère aucun délai, aucun refus, défie sans arrêt les innombrables règles en criant. «Je ne veux pas d'éducatrice sur le dos!»

Les 6 premiers jours, Stéphanie s'est retrouvée 21 fois en isolement. Un record. Et un marathon pour les agents et les éducateurs qui restent à proximité pour la calmer. «Plusieurs fois, elle s'est endormie d'épuisement à force de hurler et de crier», raconte la chef de La Passerelle, José Gauthier.

Stéphanie a déféqué sur le plancher. Semé des tampons pleins de sang un peu partout. Mis le feu dans la poubelle de sa chambre. Volé les vêtements des autres dans la laveuse.

Prise sur le fait, comme un tout petit, elle nie chaque fois l'évidence.

Un beau matin, elle a explosé dès son réveil parce qu'elle voulait ses vêtements avant de faire sa toilette. Quatre heures plus tard, elle vociférait encore. «Tout ça pour un brossage de dents», a soupiré une éducatrice avant d'expliquer: «On n'a pas le choix de l'isoler, sinon elle perturbe toutes les autres.»

Au moins, les colères de Stéphanie les aident à comprendre. «Ça fait sept ans que je me débrouille, que je quête de la bouffe, que je me lève toute seule, même à Noël, crache-t-elle.

«Je n'ai jamais rien eu, jamais! Pas même une histoire avant de m'endormir. Ma vie, c'est une vie de chien. Personne n'est capable de m'aimer...»

Pour l'équipe de La Passerelle, c'est un cas de négligence évident. «Quand on lui a demandé de laver la baignoire, elle y a versé la moitié de la bouteille de détergent», illustre Annie.

Stéphanie a beau avoir grandi sans compter sur les adultes, on a souvent l'impression d'avoir affaire à un jeune enfant. Lorsqu'elle fait de la peinture, c'est comme le Petit Poucet. Il y a des traces partout sur le plancher de l'unité, sur les murs de sa chambre, sur la brosse à vaisselle.

Lorsqu'on lui offre une récompense après une bonne journée, elle demande à regarder Dora l'exploratrice, une émission destinée aux tout-petits.

Lorsqu'elle menace de se suicider, elle retient son souffle en expliquant qu'elle ne veut plus respirer.

Lorsqu'elle profite d'une pause cigarette pour escalader la clôture du terrain de jeu, elle y reste coincée par le pantalon, jusqu'à ce que les agents accourent le couper.

Ce jour-là, ses camarades se sont abondamment moquées d'elle. Le reste du temps, Stéphanie ne les fait pas rire du tout. «Les crises des autres, ça me met en rage. Le soir, quand tu essaies de dormir et qu'une fille pète sa coche, tu voudrais crier dans ton oreiller, nous a confié Sarah. C'est déjà assez dur sans l'entendre.»

«Elle, c'est la pire que j'ai jamais vue, a précisé la jeune fille. Je lui ai dit: "Tu sais, t'es pas la seule à souffrir. Mon père s'est suicidé il y aura un an demain." Mais on dirait qu'elle ne comprend rien.»

Aux yeux des éducateurs, Stéphanie fait au contraire de grands progrès. La deuxième semaine, elle est montée à l'isolement deux fois moins souvent - et bien moins longtemps - que les premiers jours.

Un soir, elle a même laissé tomber: «Vous êtes vraiment patients avec moi...»

Une fois son anxiété apaisée, lorsqu'elle aura cessé de rêver à un retour impossible chez sa mère, Stéphanie sera sûrement charmante, prédit Annie. «Cette fille est brillante. Elle aime rire. Elle peut être super-polie. Elle est comme un petit chat sauvage, il faut prendre le temps de l'apprivoiser.»

***

Trop de choses à faire

Comme les autres, les filles gardées en encadrement intensif vont parfois au cinéma-maison, à la piscine, au gymnase et même à la salle de quilles, qui se cachent tous dans les entrailles du centre jeunesse de Laval.

Pour se calmer lorsque la tension monte, elles ont aussi accès à du matériel de défoulement. Un vélo stationnaire, un sac de sable, des ballons, des cordes à sauter, un tableau à dessin. Ou encore, à une salle-cocon toute blanche où elles peuvent écouter de la musique, admirer des jeux de lumière, sentir des odeurs apaisantes.

Le hic, c'est le manque de ressources typique du réseau public. Les filles ont beau être bien moins nombreuses en intensif qu'ailleurs, chacune exige une surveillance de tous les instants. Elles ne peuvent donc profiter de ces petits répits à moins qu'un intervenant soit disponible. Or, leurs éducateurs ne peuvent être partout à la fois. D'autant plus qu'ils doivent obligatoirement trouver le temps d'enregistrer leurs moindres faits et gestes dans trois ordinateurs, dont le nombre semble nettement insuffisant pour toute l'équipe. Sauf exception, les agents d'intervention n'en ont pas, bien que les isolements doivent être décrits par tranches de quelques minutes. Tout ce qu'ils notent sur leurs feuilles doit donc être laborieusement recopié par les éducateurs.

«Les budgets sont forcément limités, expose Johanne, éducatrice de La Passerelle. Je trouve quand même ça dommage, lorsque je ne peux pas accompagner un jeune qui le demande, de perdre un moyen de l'aider et de l'encourager.»