Deux hommes se font face dans une chambre d'hôpital de Belgrade. Dehors, des soldats sont postés à tous les coins de rue. La ville est étrangement tranquille. Mais ce calme est trompeur. En 1994, Belgrade est la capitale d'un pays qui se disloque dans la haine et le sang.

Les deux hommes ne sont plus très jeunes, mais pas encore vieux non plus. Ce sont deux frères qui ne se sont pas parlé depuis longtemps. Et pendant que la guerre des Balkans fait rage, eux, ils font la paix.

L'un des deux frères s'appelle Andrew Ignatieff. Il est malade. Coopérant international, il ne pouvait choisir pire moment pour une péritonite. À Belgrade, il n'y a plus de médicaments. Il aurait pu y laisser sa peau.

Son frère Michael a accouru de Londres et l'accompagne pendant sa convalescence. Durant tout un mois, les deux frères se parlent. «Il était la voix que je voulais entendre», confie Andrew Ignatieff en se remémorant cet épisode dans la relation complexe qu'il entretient avec son frère aîné.

Enfants d'un exilé russe - George Ignatieff - et de la descendante d'une grande famille canadienne - Alison Grant -, les deux hommes ont connu les rivalités qui existent dans toutes les familles. Surtout que l'un des enfants, en l'occurrence Michael, est un garçon exceptionnellement brillant qui attire tous les projecteurs familiaux. Et qu'il fait de l'ombre à son frère cadet.

La cicatrice

Il y a eu des blessures de jeunesse. Quand Andrew le rejoint à l'Upper Canada College, Michael le somme de prétendre ne pas le connaître. Caché, le petit frère. Mais pour Andrew Ignatieff, toutes ces vieilles histoires ne sont que des bêtises : qui n'a pas eu 15 ans un jour?

Quand ils se rencontrent à Belgrade, les deux hommes soignent des blessures autrement plus douloureuses. Leurs griefs sont des griefs d'adultes.

Tout a éclaté autour d'un livre, Scar Tissue (Cicatrice), roman dans lequel Michael Ignatieff raconte, à la première personne, l'histoire d'un fils qui veille au chevet de sa mère atteinte d'Alzheimer.

Le roman est basé sur une histoire vraie : sa mère, Alison Grant, souffre de la maladie d'Alzheimer. Dans la vraie vie, c'est Andrew qui veille sur elle, à Toronto, pendant que Michael poursuit une florissante carrière à Londres.

De temps en temps, le grand frère vient prendre la relève. Il en profite pour publier un article sur sa mère. Puis ce roman, où il semble se donner le beau rôle. Pour Andrew, c'est trop. «Nous avons eu un désaccord profond au sujet de ce livre», dit-il avec pudeur.

Lors de ce séjour d'un mois à Belgrade, les deux frères rafistolent leurs liens brisés. «Il n'y avait que Michael et moi assis sur un lit d'hôpital, en pleine guerre. Aujourd'hui, nous sommes en paix l'un avec l'autre.»

Tellement que, lors de la dernière campagne électorale, Andrew, qui n'a pourtant pas toujours voté pour les libéraux, a fait campagne pour Michael. Il s'est contenté d'un rôle discret : faire des appels téléphoniques aux électeurs. Se présentait-il comme le frère de Michael? «Parfois. Quand les gens affirmaient des choses injustes, je leur disais qu'ils se trompaient, qu'il n'est pas du tout comme ça. Je suis son frère, je le connais.»

L'enfance

Ces retrouvailles dans une chambre d'hôpital prennent encore plus de sens quand on sait que les deux frères ont déjà habité Belgrade. Ce pays qui s'entre-déchire est celui où ils ont vécu l'un des beaux moments de leur enfance.

Les Ignatieff sont les descendants d'une lignée aristocratique russe. Le grand-père de Michael, Paul Ignatieff, était ministre de l'Éducation pour le tsar. Il a fui la Russie après la révolution bolchevique, emmenant avec lui son fils George, qui avait alors 6 ans. Paul et sa femme, Natacha, finiront par atterrir en Estrie. C'est là, au cimetière de Richmond, qu'ils sont enterrés.

Leur fils George, enfant de l'exil, se taillera une belle place dans son pays d'adoption. Diplomate canadien, il sera posté à Paris, à l'ONU. Il passe même à un cheveu de devenir gouverneur général!

La famille Ignatieff voyage beaucoup : tous les deux ans, c'est un nouveau poste. Quand ils arrivent à Belgrade, Michael a 9 ans, Andrew 6. «C'était la période la plus heureuse de notre enfance. Un jour, avec nos parents, nous sommes passés sur le pont de Mostar. Je me souviens avoir joué au catch sur ce pont.» Des années plus tard, la destruction du pont deviendra l'un des symboles de la guerre qui ensanglantera ce pays.

Une guerre qui a un impact crucial sur l'évolution politique de Michael Ignatieff. Il en parle avec beaucoup d'émotion, encore aujourd'hui. «Quand je suis retourné en ex-Yougoslavie dans les années 90, j'ai vu une société en miettes, les cadavres, les tirs entre des groupes ethniques différents. Ça m'a choqué. (...) J'ai vu à quel point il est important de maintenir l'unité de notre pays.»

Les amis

Dans une entrevue au magazine Saturday Night, Michael Ignatieff a décrit l'Upper Canada College comme un «monastère où l'on fabrique de petits patriciens conservateurs».

Il a 12 ans quand il devient pensionnaire de ce lieu sélect. Dès le début, il impressionne par l'ampleur de ses ambitions. «Moi, la nuit, je révisais mes conjugaisons latines. Michael, lui, se demandait comment réaliser la paix universelle», raconte un ami de cette époque, le philosophe John Thorp.

Mais il insiste pour dire que Michael Ignatieff n'était pas qu'un cerveau obsédé par l'idée de sauver le monde. Il avait aussi du coeur.

«Quand je suis arrivé au collège, je m'ennuyais de chez moi, je pleurais tout le temps. Michael en était à sa deuxième année, il avait déjà vécu ça. Il m'a montré beaucoup de sympathie et de compassion.»

Toute sa vie, Michael Ignatieff a cultivé de tels liens. Il y a, un peu partout, des gens qui lui en sont toujours reconnaissants.

Prenez Amir Attaran, spécialiste du droit de la santé à l'Université d'Ottawa. Il y a quelques années, il travaillait à Harvard sur un sujet controversé : les médicaments génériques contre le sida.

Critiqué tant par Médecins sans frontières que par les compagnies pharmaceutiques, ce chercheur était coincé entre deux feux quand Michael Ignatieff l'a invité à se joindre au Centre Carr pour les droits de l'homme. « Il a été extrêmement courageux quand il m'a donné son appui ; sans lui, ma carrière n'aurait jamais décollé », dit-il avec gratitude.

Les amitiés de Michael Ignatieff sont fortes. Et les ruptures, très douloureuses.

Les ruptures

Michael Ignatieff étudie à l'Université de Toronto lorsqu'il rencontre Bob Rae dans un cours d'histoire russe. Aussi ambitieux l'un que l'autre, les deux étudiants deviennent vite amis, puis colocs. Ils sont comme des frères. Pourtant, des années plus tard, ils s'affronteront dans une bataille déchirante pour la direction du Parti libéral.

Sans le dire clairement, Michael Ignatieff laisse entendre que cette bataille a mis leur amitié à l'épreuve. Les tensions se sont dénouées cette semaine : «Nous avons vécu un moment de réconciliation lors du caucus de mercredi, quand Bob Rae m'a mis en nomination. J'étais très ému et lui aussi. Nous avons terminé la phase de la concurrence et avons recommencé la phase de l'amitié.»

La tribu

Il y a eu d'autres occasions où Michael Ignatieff a mis l'amitié en péril pour aller au bout de ses projets. Au début des années 80, il se trouve en Grande-Bretagne avec sa femme, Susan Barrowclough, et leurs deux enfants : Theo et Sophie. Il enseigne à Cambridge. Mais bientôt, l'étau universitaire l'étouffe et il se lance dans une carrière d'«intellectuel public». Il publie des articles, tourne des documentaires.

Michael Ignatieff participe aussi au History Workshop, un groupe d'intellectuels engagés, tissé très serré. En 1984, en plein règne Thatcher, les mineurs de charbon déclenchent une cascade de grèves. Et « le Canadien » scandalise son petit cercle en critiquant les mineurs.

«Michael a écrit contre la tribu», dit John Fraser, directeur du Massey College à l'Université de Toronto, qui travaillait alors à Londres comme correspondant pour le Globe and Mail.

John Fraser a tenté de réconcilier Ignatieff avec sa «tribu». «Je suis allé manger avec un ami commun, Hugh Brody, mais, quand j'ai abordé le sujet, il s'est mis à me hurler dessus en plein restaurant», se souvient John Fraser. Cette amitié-là, comme plusieurs autres de cette époque, n'a jamais pu être rafistolée.

C'est à cette époque que le couple Ignatieff éclate. Un divorce orageux qui laisse des traces profondes.

Les erreurs

Les années 90 sont productives : Michael Ignatieff publie Asya, roman qui est unanimement démoli par la critique. C'est le premier coup dur dans une carrière en plein boom. Cet échec sera vite racheté par une série de succès, dont Blood and Belonging, un essai sur le nationalisme inspiré par la guerre des Balkans.

Intellectuellement, il est proche de gens, comme Bernard Kouchner, qui prônent le «devoir d'ingérence» pour prévenir les massacres. Mais en ex-Yougoslavie comme au Rwanda, l'ingérence humanitaire n'a prévenu rien du tout.

Comme d'autres, Michael Ignatieff finit par croire qu'il faut aussi déployer la force. Il appuie la guerre du Kosovo en 1999. Puis l'intervention américaine contre l'Irak.

«J'admirais ses écrits jusqu'à ce qu'il appuie la guerre au Kosovo», dit Denis Smith, politologue à la retraite qui a publié il y a deux ans Ignatieff's World : A Liberal Leader For The 21st Century? («Le monde d'Ignatieff, un chef libéral pour le XXIe siècle?»).

Mais Michael Ignatieff n'a-t-il pas reconnu ses erreurs, surtout en ce qui a trait à l'Irak? «C'était des excuses tarabiscotées. Encore en juin 2006, quand je l'ai interviewé, il défendait cette guerre», s'étonne Denis Smith. Et il se demande : Michael Ignatieff ne risque-t-il pas de commettre d'autres erreurs?

Le chaud et le froid

Tous ses amis sont d'accord : Michael Ignatieff est un homme complexe, plein de paradoxes. Les qualificatifs qu'il suscite le plus souvent sont : brillant, séduisant, chaleureux, charismatique.

Mais il lui arrive aussi de se retrancher derrière un masque de froideur. Quand il est épuisé, par exemple, et que plus personne ne peut l'atteindre.

Enfant, Michael Ignatieff pouvait être très drôle. L'une des images qui restent dans la mémoire de son frère Andrew, c'est celle d'un garçon qui raconte des histoires et fait rire tout le monde. Mais il peut aussi être très sérieux, terriblement préoccupé par le sort du monde.

Depuis quelques années, disent des proches, Michael Ignatieff s'est apaisé. Son union avec Zsuzsanna Zsohar, son «roc de Gibraltar», y est pour quelque chose. Son frère Andrew le trouve plus léger, plus serein. Cette sérénité survivra-t-elle aux nouvelles épreuves qui l'attendent?

«La vie n'est pas une blague, ce n'est qu'en acceptant les chaînes du service public qu'un homme peut accomplir sa destinée», avait l'habitude de dire Paul, le grand-père russe de Michael Ignatieff. Ce à quoi Natacha, la grand-mère, répondait : «Les Ignatieff transformeraient le paradis en enfer...»

Pour l'instant, Michael Ignatieff est au paradis : en accédant à la tête du PLC, il ouvre un nouveau chapitre dans sa vie et dans celle de son parti. Mais si les libéraux continuent à s'entre-déchirer comme ils l'ont fait au cours des dernières années, leur nouveau leader pourrait se retrouver en enfer...

* * *

Q- Dans votre vie, il y a eu de grandes amitiés et aussi de grandes ruptures, souvent causées par des prises de position ou des écrits qui surprenaient votre entourage. Y a-t-il des choses que vous regrettez? Le livre Scar Tissue, par exemple, qui a causé une brouille avec votre frère?

R- Ce livre a été très important dans mon parcours émotif, je décrivais la mort de ma mère et la maladie d'Alzheimer. Mon frère, de façon tout à fait naturelle, pensait qu'il ne fallait pas faire de fiction avec une telle affaire. Que ce n'était pas MON histoire, mais SON histoire aussi. Dans chaque famille, il y a parfois une lutte pour savoir à qui appartient une histoire. Mon frère et moi étions divisés sur l'appartenance de cette histoire difficile, mais je peux vous dire que nous nous sommes réconciliés il y a longtemps. Nous avons bouclé la boucle. (...)

Il y a encore des gens qui m'arrivent avec des exemplaires très feuilletés, même abîmés, de ce livre, et qui me disent: «Merci Michael d'avoir décrit mon chagrin, mon angoisse. (...)» Je ne regrette pas d'avoir offert ce livre à tant d'autres familles qui ont vécu la perte d'un bien-aimé à cause de la maladie d'Alzheimer... Parfois, on doit faire des choses qui provoquent des ruptures.

Q- En 1968, vous avez milité pour Pierre Elliott Trudeau quand il est devenu le chef du Parti libéral. Aujourd'hui, comment vous situez-vous par rapport à Trudeau?

R- J'ai beaucoup de respect pour Trudeau et pour son courage politique. Ce qui le définit le mieux, c'est quand, en 1968, il a refusé de fuir devant les attaques physiques contre sa personne, pendant les manifestations. (...)

Il y a ce qu'il a fait, ce qu'il a dit et puis il y a aussi le mythe Trudeau qui circule dans l'opinion publique au Québec. Je me concentre sur ce qu'il a fait, et il était québécois jusqu'au bout des ongles. (...) Mais Trudeau a mis l'accent sur la primauté des droits individuels. Moi, je pense qu'on ne peut pas avoir des droits individuels sur la langue et la culture sans assurances collectives, comme la loi 101, qui protègent le droit collectif des minorités de pratiquer leur langue et leur culture.

Q- Vous avez reconnu vous être trompé en appuyant la guerre en Irak. Mais vous avez écrit que les intellectuels peuvent se permettre le luxe des idées qui ne sont pas vraies. Comme intellectuel, avez-vous commis d'autres erreurs dans le passé?

R- J'ai fait plein d'erreurs dans ma vie et je vais en commettre encore plus, vous pouvez demander à ma femme à quel point je fais des erreurs de jugement. Je suis un homme imparfait. Mais sur la question de l'Irak, il faut remettre les choses en contexte. J'étais brûlé à vif par ce que j'ai vu de la conduite de Saddam Hussein envers les Kurdes du nord de l'Irak. J'ai vu les effets des bombardements au gaz. Ce que je reconnais, c'est que ça m'a poussé trop loin. J'ai fait une erreur de jugement, mais c'était une erreur basée sur l'émotion vive que je ressentais à Halabja, pas parce que j'admirais la politique de Bush. (...)

Q- Qu'est-ce qui est le plus difficile dans le passage de la vie d'académicien à celle de politicien?

R- Un intellectuel n'est responsable que devant lui-même et sa conscience. Comme homme politique, j'ai une responsabilité envers mes électeurs et ma formation politique. Ça change entièrement ce que vous pouvez dire. (...) Samedi dernier, j'ai été au défilé du père Noël sur le boulevard Lakeshore, dans ma circonscription. Il y avait là 15 000 personnes, on gelait. Chaque famille me lançait des conseils politiques, c'était incroyablement touchant d'être avec le peuple canadien, à l'écoute des gens qui aiment leur pays et qui pensent que moi, je peux faire la différence. C'était un moment inoubliable qu'un intellectuel dans une université ne pourrait jamais avoir.

Q- Vous descendez de deux grandes lignées familiales. D'un côté, avec les Ignatieff, l'aristocratie russe qui a été forcée à l'exil. De l'autre, avec les Grant, une famille canadienne d'intellectuels engagés. Quelle est la part Ignatieff et la part Grant en vous?

R- Ce que je tire des Ignatieff vient surtout de ma grand-mère russe. (...) Elle ne savait même pas faire cuire un oeuf, elle était née princesse, mais elle a tenu ensemble une famille pendant toutes les années de l'exil, avec un courage et un sens de l'humour qui restent pour moi une inspiration.

Du côté Grant... Ce sont des Canadiens de Nouvelle-Écosse qui ont mené une réflexion continue, sur trois générations, sur l'avenir de leur pays. (...) Je suis l'héritier de tout ça et c'est un privilège incroyable.