Ils arpentent les bas-fonds de Montréal. Ils se mettent du Vicks sous les narines pour entrer dans des taudis aux planchers couverts de déjections. Ils découvrent des vieilles dames atteintes de démence emmurées dans leur logement. Ils négocient avec des paranoïaques sur le point d'exploser. Ils sauvent des sans-abri à moitié gelés dans la rue. Ils restent avec des bébés dans les bras quand les mères sont emmenées à l'hôpital, attachées sur des civières. Ils sont les pompiers de la santé mentale, les anges gardiens de Montréal. Nous avons passé trois jours avec eux.

Quand sa nièce de 12 ans lui a demandé ce qu'il faisait dans la vie, Michel D'Astous a opté pour la franchise. «J'emmène des fous dangereux à l'hôpital», a-t-il répondu à la gamine. Depuis quatre ans, l'infirmier spécialisé en psychiatrie fait partie de l'équipe Urgence psychosociale-justice, UPS-J. Un organisme fondé il y a 10 ans à la demande des policiers, qui réclamaient de l'aide pour les interventions, de plus en plus nombreuses, impliquant des personnes atteintes de troubles mentaux. «Les coucous», comme les surnomment les policiers.

L'équipe d'une trentaine d'intervenants, qui oeuvre sept jours sur sept, jour et nuit, est constamment sur la brèche. Leur but : amener la clientèle à accepter les soins. Ils traînent avec eux leur petite trousse de survie. Un lexique de médicaments, un imposant bottin de numéros de téléphone hôpitaux, CLSC, DPJ. Des masques, des gants, des couvre-chaussures et du Vicks, pour les interventions en milieu insalubre. Et, bien sûr, un cellulaire, la ligne d'urgence d'UPS-J.

Nous sommes dans une maison de l'est de Montréal, destinée aux jeunes qui veulent se sortir de la rue. Les intervenantes ont appelé UPS-J, car elles sont inquiètes. Tara, une jeune fille de 19 ans, enceinte, a des comportements franchement bizarres.

On l'entend souvent crier de sa chambre. Hier, à la cuisine, elle a eu une longue conversation avec une orange. Et, il y a quelques jours, est survenu ce bizarre incident du couteau qui a «glissé», laissant une belle estafilade sur son poignet.

La porte de la chambre s'ouvre. Tara est là, jolie fille, impeccablement habillée et maquillée, dans cette chambre minuscule où trône une belle collection de poupées. Son t-shirt court laisse voir son ventre proéminent. «Bonjour, je suis infirmier. Je suis ici pour t'aider», lui dit gentiment Michel D'Astous, flanqué de sa coéquipière, Martine Bergeron, criminologue de formation.

Tara semble surprise. «M'aider? Mais comment?» dit-elle en battant des cils. Plus la conversation avance, plus la jeune fille apparaît troublée. Elle passe de l'agressivité à l'angoisse la plus totale. Soudain, elle se tourne vers la fenêtre. «Vous avez entendu?» lance-t-elle. Personne n'a parlé. «Qu'est-ce qu'ils ont dit?» demande Michel. «Je ne sais pas, je ne sais pas. Souvent, les voix me traitent de salope», chuchote-t-elle en roulant des yeux.

«Mes problèmes ont commencé en même temps que mon ventre «, dit-elle. Elle a dit aux intervenantes, il y a quelques jours, qu'elle avait l'impression «qu'un insecte lui rongeait l'intérieur». Appuyés au chambranle de la porte, Michel et Martine lancent délicatement leurs lignes. Ils tentent, imperceptiblement, de créer une alliance avec Tara afin de la convaincre de se rendre à l'hôpital pour voir un psychiatre. Rien à faire.

Elle finit par leur claquer la porte au nez. Ils n'insistent pas, de peur que la jeune fille quitte la ressource pour se retrouver de nouveau à la rue. «Il ne faut pas qu'elle accouche dans le banc de neige», dit Michel D'Astous.

Que faire? C'est ce que les intervenantes de la maison, qui ne sont pas des spécialistes de la santé mentale, se demandent. Réponse : pour l'instant, rien. «Elle se désorganise lentement mais sûrement. Mais il faut qu'il y ait d'abord des éléments de perte de contrôle «, leur explique Michel.

Seule option possible : la requête en évaluation psychiatrique. Deux jours plus tard, avec d'autres éléments «inquiétants «, Tara, sur ordre du tribunal, sera emmenée de force à l'hôpital.

«Les gens font de la pensée magique. Ils croient qu'en nous appelant, on va tout régler. Mais on fonctionne dans un cadre légal très précis «, explique Michel D'Astous. À moins de poser un danger grave et immédiat, personne ne peut être amené contre son gré devant un psychiatre. «Souvent, on est obligés de repartir les deux mains dans les poches. On ne peut même pas donner un numéro de téléphone, la personne n'en veut pas!» dit Martine Bergeron.

Même quand on réussit à convaincre le malade de se rendre à l'hôpital, rien ne dit qu'il va y recevoir des soins. Nathalie Yvon, qui fait partie de l'équipe d'UPS-J, se souvient très bien du cas de «Peter Parker», un sans-abri qui se prenait pour Spider-Man et a fait l'objet d'une quinzaine d'interventions. Jamais les hôpitaux ne l'ont gardé plus de quelques heures. «Il a fini par agresser quelqu'un. Le juge l'a envoyé à l'institut Pinel. Il y est resté plusieurs mois «, raconte Mme Yvon.

« Les hôpitaux nous disent souvent : il n'est pas suffisamment dangereux, on ne le garde pas. Il arrive que les gens ne soient même pas vus par un psychiatre «, dit Jason Champagne, chef d'administration du programme UPS-J.

Et, parfois, les intervenants «découvrent « littéralement des malades dont le réseau de la santé ignorait l'existence. Comme Madeleine Aubut, 86 ans. La vieille dame, qui vit seule, a crié à ses voisins d'appeler la police après que quatre inconnus furent entrés dans son logement. Le problème, c'est qu'il n'y avait personne. Mme Aubut, à un stade avancé de la maladie d'Alzheimer, avait des hallucinations.

Depuis deux mois, elle ne prenait plus ses médicaments contre l'hypertension. Sa pression était dans le plancher. Après l'intervention des policiers, qui ont appelé UPS-J, Mme Aubut s'est enfin retrouvée là où elle aurait dû être depuis longtemps: à l'hôpital.

«On est des anges gardiens dans cette ville-là. Avec les appels, on finit par trouver parfois des vieilles personnes qui se nourrissent aux biscuits soda et qui n'ont pas enlevé leurs pantoufles depuis un an», dit Michel D'Astous.

Les intervenants d'UPS-J sont confrontés à ce que la société a de pire. Pauvreté, toxicomanie, prostitution, taudis. Lors de notre passage, Yolande Riendeau, intervenante d'expérience, revenait tout juste d'une intervention pathétique. La locataire, atteinte d'une maladie dégénérative, héberge depuis peu un ami. L'auxiliaire familiale du CLSC croit que ce nouveau conjoint l'exploite et la brutalise. En plus, son propriétaire menace de l'expulser.

L'appartement est effectivement un taudis, constellé de culottes d'incontinence souillées, d'assiettes cassées et de bouteilles d'alcool. À l'arrivée des intervenants, le couple est couché dans le lit. Ils sont tous deux nus. Les bras couverts de bleus, la dame est complètement perdue. Elle se croit en 1986. Son nouveau conjoint a vendu tout ce qui se trouvait dans l'appartement. Selon son bon vouloir, il la transfère de son fauteuil roulant au lit pour avoir des relations sexuelles. Il se dit peintre et déclare «qu'il a fait de grandes choses pour l'humanité «Au milieu de ce tableau d'horreur, la dame est euphorique. «J'avais l'impression de rêver, d'être dans une pièce de théâtre», raconte Mme Riendeau.

«Mais on n'avait aucun élément de danger grave et immédiat «, raconte sa coéquipière, Isabelle Longpré.

Le CLSC continue de surveiller le cas. La famille a enclenché des procédures pour faire déclarer la dame inapte. D'ici là, si elle fait effectivement face à l'expulsion, les intervenants d'UPS-J pourront revenir. Une femme en fauteuil roulant sans ressources jetée à la rue en plein hiver : cette fois, le danger sera grave et immédiat.

À cause du très fort tabou entourant la maladie mentale, les personnes qui en sont atteintes acceptent rarement de se faire photographier. Pour cette exceptionnelle série sur la désinstitutionnalisation, plusieurs malades ont ourageusement consenti à montrer leur visage à nos photographes. Qui ont même eu accès à des endroits où, de mémoire d'intervenant, on n'avait jamais admis un photojournaliste.

UPS-J, c'est quoi?

Depuis 10 ans, les intervenants d'UPS-J ont répondu à plus de 30 000 appels faits, en majorité, par la police. Les 30 intervenants font de l'assistance téléphonique, mais leur travail principal est de se rendre sur place, en situation de crise. Leurs mandats sont multiples: épauler la police, conseiller des proches qui désireraient faire une requête en évaluation psychiatrique, intervenir auprès de la famille d'une personne qui vient de se suicider et aussi, user de la fameuse loi P-38 pour conduire des malades à l'hôpital contre leur gré. À gauche, ce sont leurs outils de travail. Gants, couvre-chausssures, bonnet et Vicks pour les interventions en milieu insalubre, où les odeurs sont souvent très fortes.

Petit lexique de la santé mentale

- La loi P-38

Cette loi d'exception permet de conduire un malade à l'hôpital contre son gré, s'il pose un danger grave et immédiat pour lui-même ou les autres. Comme un suicide ou une agression sur autrui.

- Requête en évaluation psychiatrique

Ce formulaire permet à un proche de réclamer qu'un malade qui refuse d'être soigné soit évalué par un psychiatre. Le formulaire est déposé devant un tribunal. Un juge accepte ou rejette la requête.

- Tribunal administratif du Québec

C'est ce tribunal qui prend les décisions quant aux personnes atteintes de maladie mentale. Il émet des ordonnances, qui imposent, par exemple, un suivi médical aux malades.

- La loi sur la confidentialité des renseignements personnels

Les intervenants du réseau sont tenus à la plus stricte confidentialité. Les renseignements personnels concernant un patient ne peuvent être échangés, même entre deux établissements de santé, si le client n'y consent pas. À moins qu'il pose un danger immédiat.