L'âge d'or de la littérature haïtienne? C'est maintenant, me disait Rodney Saint-Éloi, une semaine avant la tenue du festival Étonnants Voyageurs en Haïti, annulé par le drame que l'on sait. Cette affirmation tient toujours, malgré la destruction du pays. «Quand tout s'écroule, il reste la culture», soutenait Dany Laferrière, au lendemain du séisme. Et si Haïti, à ses heures les plus sombres, nous prouvait que la littérature est indestructible?

Quelques jours avant mon départ pour Port-au-Prince, nous étions dans un café du Vieux-Montréal, Rodney Saint-Éloi et moi, à parler de littérature haïtienne, à l'abri du froid. Je ramassais le maximum d'informations. Rodney était d'une générosité inépuisable. Nous devions nous retrouver quelques jours plus tard pour célébrer l'événement sous le soleil de Port-au-Prince. Le séisme a annulé ce rendez-vous tant espéré.

Rodney Saint-Éloi, homme lettré de l'élite haïtienne, qui a choisi en venant au Québec en 2001 «l'inconfort» du Nord pour devenir un homme meilleur, suivant le chemin inverse de la plupart des immigrés, alors qu'il avait tout en Haïti, un peu comme ces jeunes nantis du Nord se poussent vers le tiers-monde pour donner un sens à leur vie.

«C'est un refus de l'élite, avouait-il. Je voulais être un voyageur sans valise. Mes préoccupations n'étaient pas imposées. Je n'avais pas à éviter la faim des autres. Parce qu'en Haïti, soit on mange, soit on est mangé. Il fallait être soit bourreau, soit victime, et je ne voulais être ni l'un ni l'autre. Il y une histoire que j'ai refusée, celle de la complicité, de la ségrégation.»

Rodney Saint-Éloi a publié tous les écrivains qui comptent en Haïti dans sa maison d'édition Mémoire, relancée et rebaptisée Mémoire d'encrier au Québec, en 2003. «Nous voulons provoquer l'étonnement. Je ne publie pas les auteurs parce qu'ils sont haïtiens ou africains. Je publie des sensibilités qui sont considérées comme périphériques. Quand je prends la responsabilité de publier Joséphine Bacon, je considère seulement que je publie le meilleur recueil de l'année. Je vais là où est la richesse.»

Ainsi donc, Rodney Saint-Éloi ne nous fait pas seulement découvrir la littérature de son pays d'origine, mais aussi la littérature des Premières Nations en notre propre territoire. Quant à la littérature haïtienne, il explique son rayonnement actuel, souligné par les prix littéraires, en ces termes: «C'est maintenant que la «littérature haïtienne» sort de sa pesanteur historique et idéologique pour parler directement au monde. Les Haïtiens ont passé 200 ans à se parler, à faire de la littérature haïtienne, et là, ils commencent à faire de la littérature tout court.»

«Il fallait lutter contre la dictature, mais ce n'est plus un prétexte désormais. Il faut plutôt lutter pour se libérer soi-même; le problème, c'est sa propre aliénation.»

«Tout est catastrophique dans ce pays, et paradoxalement, il y a une musique, une peinture, une littérature très fortes. Vous ouvrez le journal, et vous lisez Haïti, le pays le plus pauvre et pourtant, il produit ces écrivains, qui sont traduits partout, ce qui assure une présence au monde. Le soleil rencontre l'hiver, on découvre une autre humanité, une autre manière de vivre. Cette littérature permet de revisiter bon nombre de questions. Combien de Dany Laferrière se promènent dans Port-au-Prince aujourd'hui?

La diaspora littéraire

La littérature haïtienne s'est enrichie de la diaspora, et depuis quelques années, explique Rodney, on oppose de moins en moins les écrivains de «l'intérieur» à ceux de «l'extérieur». Si au Québec les regards ont été élargis par le voyage, une ouverture au monde salutaire, en Haïti, ils ont été alimentés de l'exil, qui n'est pas une vocation en soit, encore moins un désir, mais une fatalité que la littérature peut conjurer, comme l'a prouvé L'énigme du retour de Dany Laferrière.

«Ce qui est étonnant, souligne Rodney Saint-Éloi, c'est qu'il n'y a rien, aucune subvention, aucune aide à la création en Haïti. Les jeunes auteurs, là-bas, tu leurs parles de Pablo Neruda, et ils te le citent dans le texte. Quand on oublie cette misère profonde du pays, on voit la richesse de l'individu, parce que cet individu est face à l'extrême, et face à l'extrême, on bouge, donc on devient inventif.»

«En Haïti, l'art est une nécessité. On en fait un absolu. Il n'y a pas d'alternative. Celui qui écrit n'a même pas d'électricité. Celui qui lit ne lit que les grands auteurs, il n'a pas de temps pour autre chose (rires)! Et puis, il y a ce désir de sortir de l'île, de sortir de cette prison.»

 

À DÉCOUVRIR

UNE JOURNÉE HAÏTIENNE, recueil dirigé par Thomas C. Spear, chez Mémoire d'encrier, 246 pages. 20$

Véritable cadeau pour le néophyte qui voudrait savoir par où commencer pour comprendre la formidable vitalité contemporaine des lettres haïtiennes, Une journée haïtienne rassemble les textes d'une quarantaine d'écrivains, et pas des moindres, qui tiennent en vie leur littérature, peu importe leur adresse. Ils habitent Port-au-Prince, Miami, Montréal, Pétion-Ville, Jacmel, le Bronx ou Jérémie, mais leur coeur appartient pour toujours à Haïti. Des nouvelles, récits, contes, lettres et poèmes. Un incontournable.

À consulter aussi : le site d'Île en Île (www.lehman.cuny.edu/ile.en.ile), une mine d'or pour connaître les ressources culturelles du monde insulaire francophone.