Dans les jours qui ont suivi le séisme en Haïti, alors que tout le monde était à la recherche de ses proches, le jeune Makenzy Orcel avait une pensée pour les prostituées de Grand-Rue, disparues dans l'indifférence. Il a écrit son premier roman pour les rendre immortelles. Rencontre avec un écrivain qui a décidé de tout transformer par la poésie.

L'éditeur Rodney Saint-Éloi dit de lui qu'il est un «promeneur solitaire» qui écrit «pour ne pas flancher». Makenzy Orcel est l'auteur du recueil de poésie À l'aube des traversées et du tout nouveau roman Les immortelles, chez Mémoire d'encrier. À 27 ans, le poète dit en avoir vu assez dans sa vie pour «cinq siècles». Et comme si ce n'était pas assez, il lui a fallu aussi voir la ville de ses premiers poèmes détruite par le tremblement de terre. Ce qui frappe en premier chez le jeune homme, que nous avons rencontré lors de son passage à Montréal pour le Salon du livre, ce sont précisément ses yeux, dans lesquels on sent une tristesse malheureusement bien ancrée.

Comme beaucoup de jeunes haïtiens, il est né «par accident», n'a pas vraiment connu son père et voue un immense respect teinté de culpabilité à sa mère. «La plupart des pères haïtiens sont des cons, lance-t-il sans appel. Ils laissent la maison pour aller vivre ailleurs, ils abandonnent la malheureuse avec les enfants.»

«Je suis né fâché, j'ai été fâché toute ma vie, ajoute-t-il. C'est cette colère qui m'a donné envie d'écrire.» Ce qui lui a fait le plus mal dans sa vie? «Tout ce que ma mère a fait pour moi, pour que je sois là.» En colère contre quoi? «Contre la vie, contre le monde, contre moi. Contre ce que je suis. Contre les hommes parfois. Mais il y a aussi de la magie, dans ce qu'on voit, ce qu'on entend et surtout ce qu'on lit. La lecture m'a apporté beaucoup de choses.»

Les immortelles

On n'a pas fini d'ausculter le corps abîmé d'Haïti, mais «les bien-pensants se sont occupés de tout sauf des putes, ces immortelles qui donnent sens, vie et tendresse au corps de la ville», écrit-il dans ce roman qu'il leur dédie. Dans lequel un écrivain anonyme lisait les Fleurs du mal de Baudelaire quand le tremblement de terre est arrivé. Incapable d'écrire, il se réfugie chez une prostituée qui lui racontera l'histoire de «la petite», qu'elle avait prise sous son aile comme sa propre fille, et qui est morte sous les décombres. Dès lors, l'écrivain ne devient que le scribe de cette femme, que Makenzy Orcel fait parler d'étonnante façon, dans une surprenante lucidité sur le rapport mère-fille, mère-putain. «L'écrivain peut être n'importe quoi», répond-il à propos de ce travestissement dans la parole. Celui qui est dans ce roman fuit l'écriture, mais l'écriture est incontournable. On ne peut y échapper. Ce que «la petite», passionnée de littérature, a appris à cette femme, c'est que les gens dans les livres ne meurent jamais, ils sont les maîtres du temps.

Makenzy Orcel raconte qu'il a écrit ce roman derrière une voiture garée, dans sa ville ravagée après le séisme. Mais l'écriture dans la précarité, il connaissait déjà. «Je suis un miracle. Quand on rentre chez soi, qu'il faut traverser des cadavres... Je viens des quartiers où l'on tue, où l'on matraque. J'ai tout vu. Je ne veux pas écrire sur ce que tout le monde voit et ce que tout le monde aime, ça ne m'intéresse pas. Je veux être dans le sous-bassement des choses. Des lettres, de la société, de tout. Haïti, c'est un pays d'ombres et je puise dans l'ombre.» Son prochain roman parlera des latrines...

Pour Makenzy Orcel, un écrivain est toujours en devenir, c'est un voyageur et un observateur. Il n'aime pas le mot «inspiration». «Je suis plutôt dans un espace que je partage avec les écrivains que j'ai lus, et puis il y a mon vécu, la rue, ma vie, la voiture qui passe, le chien qui crie...» Lorsque nous l'avons rencontré dans un restaurant de la rue Mont-Royal, il en était à son deuxième voyage à Montréal. Il aime bien, malgré le froid, mais le regard du poète est toujours actif. «Ici, j'ai l'impression que tout est contrôlé, tout le monde marche de la même façon, les gens vont tous quelque part», dit-il en riant.

Quant à lui, il va vers son oeuvre, car, croit-il, on ne peut être écrivain qu'avec un seul livre, il pense même qu'il n'a pas encore vraiment commencé... Et malgré sa colère originelle, il demeure fidèle à ses origines. «C'est Haïti qui m'a permis d'être là, ce soir, avec vous. Si j'étais né à New York ou à Paris, je ne serais peut-être pas ici aujourd'hui.»

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Les immortelles. Makenzy Orcel. Mémoire d'encrier, 143 pages.