Depuis l'avènement du numérique, une nouvelle révolution humaniste est en cours et nous y participons tous, selon le philosophe Milad Doueihi. Et cela, sans forcément rompre avec le passé, parce que c'est bien l'humain, avec ses héritages, qui est au centre de cette nouvelle société virtuelle de plus en plus fusionnée à notre vie concrète.

Mais que faisions-nous avant l'arrivée de l'internet? C'est une question que les plus de 30 ans se posent parfois.

La réponse est que nous faisions probablement la même chose, mais sans les possibilités du virtuel, qui ont bouleversé notre vie quotidienne. Nous vivons en quelque sorte dans une «réalité augmentée». Nous nous promenons à la fois dans des architectures urbaine et virtuelle. Car virtuellement, nous sommes passés d'une «culture de la chaise» c'est à cela que l'ordinateur nous contraignait avant à une culture en mouvement grâce à la technologie mobile. La géolocalisation, par exemple, ainsi que toutes les inventions ludiques qui s'y greffent, sont là pour nous le prouver.

«De nouveaux objets et de nouvelles pratiques sont mis en place qui modifient notre rapport à nous-mêmes, au lien social, à notre environnement, croit Milad Doueihi, titulaire de la chaire de recherche sur les cultures numériques à l'Université Laval, et auteur de l'essai Pour un humanisme numérique au Seuil.

«Nous vivons une période où il y a presque une manière transparente de passer entre la vie concrète et le virtuel. Notre espace habitable, celui dans lequel on communique, on vit, on partage nos émotions, est devenu complètement hybride entre le virtuel et le concret. Le virtuel est devenu une partie intégrante de notre quotidien. C'est devenu notre espace de travail, de sociabilité sans précédent, et cela a même modifié notre rapport avec l'intime.»

Et les réseaux sociaux sont des lieux où se poursuit la fonction civilisatrice de la conversation...

L'amitié virtuelle est réelle

Nous aimons bien répéter que les amis sur Facebook ne sont pas, au fond, de «vrais» amis. Nous semblons oublier qu'avant, nous choisissions nos amis dans un cercle réduit, alors que nous pouvons aujourd'hui créer des liens avec des gens qui ont les mêmes intérêts que nous.

«La notion de voisinage et de proximité a changé», note Milad Doueihi. C'est oublier aussi les nombreuses définitions de l'amitié depuis l'Antiquité, ce que le philosophe rappelle de façon brillante dans un chapitre de son essai.

«J'ai choisi trois auteurs de la tradition classique pour expliquer que ce qu'on est en train de fabriquer avec l'amitié dans les réseaux sociaux, c'est quelque chose qu'on a déjà connu, mais qui était avant restreint à un espace relativement stable, dit-il. Aristote explique qu'il ne peut exister de vrai système politique sans l'amitié, qui est le fondement du politique pour lui. Du coup, on comprend mieux pourquoi des millions d'utilisateurs ont choisi la forme de l'amitié. Cicéron disait qu'il y a des rapports très puissants entre l'image, la visibilité et l'amitié, ce qui explique le pouvoir de l'image dans les réseaux sociaux. Enfin, Bacon dit que l'amitié est toujours une forme de calcul, que si vous avez un ami, vous doublez votre bonheur et divisez votre malheur... On reproche toujours aux jeunes dans les réseaux sociaux de voir l'amitié comme un calcul, mais je pense que cette dimension a toujours existé.»

Bref, le numérique ne nous déshumanise pas il nous numérise, en fait, car nous avons des identités, des réputations numériques, etc. c'est plutôt nous qui humanisons le numérique, pour le meilleur et pour le pire.

«C'est devenu comme toute autre forme de société, il y a du bon comme il y a du mauvais. Ce qu'il est important de reconnaître, c'est que ce lieu est habité par les humains.» Milad Doueihi cite comme exemple des anthropologues qui ont étudié des communautés d'immigrés, où des familles séparées par des kilomètres partagent ensemble le dîner par Skype! «C'est étonnant de voir comment on essaie de recréer la vie familiale par la technologie, de maintenir ce lien qui est fortement marqué par la distance, l'espace, le décalage horaire...»

Ce monde numérique, cet espace virtuel, est devenu trop important pour que nous le prenions à la légère, estime Milad Doueihi. Sur le terrain virtuel se dérouleront des enjeux semblables à ceux du monde réel rappelons que nous venons de voir la première manifestation virtuelle contre deux projets de loi américains qui pourraient censurer l'internet.

Nous croyons perdre notre temps sur les réseaux sociaux, mais nous participons à une nouvelle société, qui prend énormément de place dans notre vie, voire même qui la transforme. C'est pourquoi le philosophe a écrit ce plaidoyer pour un humanisme numérique.

«Il ne faut jamais réduire la chose à la seule utilisation de l'outil. Il me semble qu'on est en train de mettre en place une nouvelle forme aristocratique, que ceux qui ont la maîtrise de la technique et de ses codes sont devenus une sorte de clercs ou de classe dominante. On doit repenser notre éducation et enseigner, surtout aux jeunes, les enjeux politiques et éthiques de la technologie. Il faut formuler des savoirs pour aider les gens à mieux maîtriser les effets de la technique. Je croirai toujours en l'aventure des humains et avec le numérique, il y a des opportunités comme il y a des défis.»

Pour un humanisme numérique, de Milad Doueihi, Seuil, 166 pages

Les 50 ans de La galaxie Gutenberg

L'année 2012 marque le 50e anniversaire de la publication de La galaxie Gutenberg, le célèbre essai de Marshall McLuhan, qui allait en faire l'un des intellectuels canadiens les plus connus dans le monde et l'un des plus cités, parfois à tort et à travers. Il serait peut-être temps de comprendre, dans le texte, la signification de ses deux concepts qui ont marqué les esprits jusqu'à aujourd'hui, «le médium est le message» et «le village global», car de tous les gourous de l'électronique de l'époque, il est celui qui a le mieux survécu. Mais bonne chance pour trouver le livre, qui est épuisé.

La galaxie Gutenberg, de Marshall McLuhran.

McLuhan par Coupland

L'auteur de Generation X, Douglas Coupland, propose ici non pas une biographie classique, mais un portrait original et plein d'humour du penseur Marshall McLuhan, où il s'amuse autant avec la forme qu'avec le fond. Entre de grandes moments de la vie de McLuhan, des jeux, des explorations et des citations, qui soulignent le caractère visionnaire de sa pensée. Un exemple, daté de 1962, qui annonce l'internet: «Le prochain média quel qu'il soit sera peut-être le prolongement de la conscience. La télévision n'en sera plus qu'un contenu et non pas un environnement comme aujourd'hui. Cela en fera une forme d'art. Utilisé comme outil de recherche et de communication, l'ordinateur pourrait accélérer la recherche, rendre obsolète l'organisation bibliothéconomique, donner une capacité encyclopédique à l'individu et permettre l'accès électronique à des données sur mesure et commercialisables.» À noter, aussi chez Boréal, Conversations avec McLuhan (1966-1973) de Jean Paré, paru chez Boréal en 2010.

Marshall McLuhan, de Douglas Coupland

L'écrivain bousculé

Très versé dans les nouvelles technologie il est sur Twitter, a son blogue, a fondé la coopérative d'édition numérique www.publie.net l'écrivain François Bon vient de publier l'essai Après le livre au Seuil. Sorte d'autobiographie d'un écrivain-lecteur bousculé par les nouvelles technologies, il y raconte les transformations récentes de son métier, depuis l'achat de son premier ordinateur. L'idée n'est pas de dénoncer, mais de comprendre. Comme il l'écrit: «Se saisir du «code», c'est assurer notre liberté d'auteur quant aux formes matérielles de ce qu'on écrit, donc oui, approprions-nous le vocabulaire des flux et des formats comme les auteurs de la Renaissance se sont saisis de la page imprimée et de son vocabulaire, et de ce qu'elle changeait l'idée même du livre.» Car «à trop se protéger, on disparaît sans trace»...

Après le livre, de François Bon.