C'est une histoire de fantômes. Une histoire de victimes des chambres à gaz d'Auschwitz revenues hanter les vivants 20, 30 ans plus tard, jusqu'à Bay City, au Michigan. C'est un roman radical, à contre-courant de tout ce qui s'écrit. Un objet de métal hurlant, brûlant, coupant, que l'on ne peut s'empêcher, pourtant, de tourner et retourner entre nos doigts. De quel bois se chauffe cette auteure qui, depuis 10 ans, s'amuse à lancer des pavés dans la mare? Des titres provocants ou glauques - Deuils cannibales et mélancoliques (2000); Fleurs de crachat (2005); Ventriloquies (avec Martine Delvaux, 2003). Des romans parodiques où elle s'en prend aux intouchables de la littérature québécoise - Ducharme, Aquin... Il n'y a pas à dire, Catherine Mavrikakis, cette prof de littérature de l'Université de Montréal, née à Boston en 1961, est une auteure qui a de la gueule, du mordant, de l'audace.

 

Par où commencer? La narratrice du Ciel de Bay City habite une maison bleu métallique d'une petite ville du Michigan qui s'étale sous un ciel mauve toxique. Dans ce bungalow de tôle, elle grandit auprès de sa mère et de sa tante, deux soeurs qui ont échappé à l'Holocauste grâce à un couple de Normandie qui les a adoptées et qui leur a donné sa langue et son nom. La mère a marié un Italo-Grec new-yorkais qui ne veut pas d'elle. Elle a renié son passé juif, mais aussi sa fille, celle qui nous raconte son histoire. Toutes deux vivent chez la tante, laquelle a épousé un Brésilien et la religion catholique. Au sous-sol de cette maison que la tante astique et fait reluire à coeur de jour, un petit cagibi abrite deux morts vivants, les grands-parents morts dans les camps de concentration.

Contraste

Quel contraste entre la Vieille Europe et l'Amérique clinquante que nous dépeint Mavrikakis. Cette Amérique qui a conçu la bombe atomique, qui se délecte de poulet frit à la Kentucky. L'Amérique de Roswell, des Navajos, du Kmart où travaille la narratrice, et où l'on retrouve aussi bien des munitions que des vêtements pour bébé. L'Amérique, enfin, d'Alice Cooper (né à Detroit), idole de la narratrice, dont le visage d'ange déchu, et les chansons, hantent les pages.

Lire ce roman de Catherine Mavrikakis tout en écoutant Only Women Bleed ou Caught In A Dream, ou encore Welcome to My Nightmare, est une expérience marquante.

Un grand maelström

Tout au long de ce roman dont l'héroïne, ici comme dans Ça va aller, rappelle la Bérénice de L'avalée des avalés, on est pris, avalés par cette écriture qui emporte tout comme dans un grand maelström. «Nous sommes condamnés au ciel dans lequel nous avons la folle et risible prétention de ne pas croire.»

Perchés bien haut dans la cabane d'Amy, aménagée dans un grand sapin, écrasés sous les ciels mauve de Bay City, noir d'Auschwitz, rouge de l'Inde, on est pris de vertige.

L'espoir, le coin de ciel bleu, dans toute cette tragédie, nous viendra de la fille d'Amy, Heaven, toute de bonté, de confiance en l'avenir. Alors que sa mère, elle, est condamnée à porter la douleur des générations qui l'ont précédée.

Ce roman de Catherine Mavrikakis, plein de fureur, est un feu d'artifice dans un ciel noir. Une bombe. Sa forme étrange - le «flash-forward» effréné des premières pages qui balaie les années 60 et les années 70, puis le récit détaillé de quelques jours cruciaux dans la vie de la narratrice -, son odeur d'essence, sa langue provocante, en font une oeuvre fascinante dont on sort secoué, courbaturé, épuisé, mais franchement ébloui.

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Le ciel de Bay City

Catherine Mavrikakis

Éditions Héliotrope, 291 pages, 24,95$