Impossible de nier le phénomène: ici et ailleurs dans la francophonie, de plus en plus d'artistes qui parlent français chantent en anglais. Certains le faisaient déjà dans les années 50 et 60 (Jean-Pierre Ferland et Robert Charlebois ont fait des disques en anglais), 70 (rappelez-vous Nancy Martinez, Patsy Gallant et France Joli) et 80 (Bundock, The Box, Sass Jordan, Paradoxe). Mais la tendance semble prendre des proportions alarmantes. Ou est-ce nous, francophones d'Amérique, qui paranoïons ?

«Des Français qui chantent en anglais, il y en a pour tous les styles: pop, world, électro, folk. Et pour toutes les villes: Versailles, Maroc, Nantes, Nice...»

Serge Beyer est rédacteur en chef au magazine rock francophone Longueur d'ondes (www.longueurdondes.com). L'appel de La Presse ne l'a nullement étonné. «Il est vrai que l'on assiste à une recrudescence de l'anglais dans la chanson francophone», confirme-t-il. À tel point que nous sommes nous-mêmes en train de plancher sur un dossier qui devrait s'intituler: Y'a-t-il un problème avec la langue française?»

Des exemples de jeunes chanteurs et groupes qui délaissent la langue de Molière? Le Français en lance 16 sans hésiter: Phoenix, Hindi Zahra, Pony Pony Run Run, Jil is Lucky, Stuck in the Sound, Gush, Cocoon, Tahiti 80, M83, Air, Sébastien Tellier, Kill Automatic, The Film, Manu Chao, Moriarty, Izia... Récompensée aux derniers trophées Victoires, Izia, 17 ans, est la fille de Jacques Higelin et la soeur d'Arthur H, qui eux, chantent essentiellement en français.

Au Québec, juste ces dernières années, le phénomène «francophone qui chante en anglais» a aussi pris beaucoup d'importance. Nourri d'une part par l'importance des «disques de reprises»: depuis 2007 seulement, Sylvain Cossette, Ima, The Lost Fingers, Luce Dufault, Dan Bigras et compagnie ont tous enregistrés des albums «in English» de versions de chansons à succès.

Cela se double d'une augmentation d'artistes francophones talentueux qui enregistrent des chansons originales en anglais - et certains avec énormément de succès commercial: Pascale Picard, Gregory Charles, Simple Plan, DJ Champion, Jonas, Duke Squad, Nadine Medawar, Bobby Bazini, Nicola Ciccone, pour n'en nommer que quelques-uns.

Pourquoi?

Dans tous les cas, on se pose la question: pourquoi en anglais? Car après tout, en France comme ici, il y a des quotas de chansons en français dans les médias. Les artistes se ferment donc certaines portes en optant pour une autre langue.

Plusieurs, comme Izia, répètent que leur jeunesse a été bercée à la pop-rock internationale. «Il y a un côté «hype» à choisir l'anglais, explique aussi Serge Beyer. En France, on a plus de chances de séduire. C'est le rêve américain renouvelé. L'herbe plus verte ailleurs... Le frenchy, c'est tellement ringard!»

«Et puis, tout au fond, on est persuadé que l'on va conquérir le monde, que le marché planétaire est américain, et que grâce à ce choix, on pourra quitter les bouseux pour être enfin une vraie star...», conclut le journaliste.

Une chanson du groupe Coming Soon - chantée par un petit Français de 13 ans! - a été intégrée à la bande sonore du film Juno (oscar du meilleur scénario). Un autre groupe français, Phoenix, a connu une année exceptionnelle en 2009, invité à tous les talk-shows américains, tant leurs chansons ont figuré dans des films, des pubs, des séries télé.

Au Québec, les chanteurs suivent de leur côté l'exemple d'artistes anglophones comme Patrick Watson, dont la chanson The Great Escape connaît une véritable boum parce qu'elle figure dans une pub de Tropicana ainsi que dans un épisode de série télé.

Aujourd'hui, grâce à des sites comme MySpace, les musiciens peuvent rêver d'être remarqués partout dans le monde. Et pour se faire remarquer, il vaut mieux chanter en anglais. «Sur l'internet, il n'y a pas de quotas à respecter. Et c'est maintenant là que les choses se font et se défont», souligne Octavie de Tournemire, déléguée aux cérémonies des Victoires de la musique.

«Avec la crise du disque et du spectacle, la donne change. L'exportation devient une priorité au même titre que le marché local», renchérit Jean-Noël Bigotti, de l'organisme français IRMA, qui publie notamment L'officiel de la musique, véritable bible de l'industrie en France.

Avant, rappelle-t-il, la chanson en français attirait même des auteurs qui n'étaient pas d'origine française: Aznavour est Arménien, Moustaki est Grec, etc.

Mais bon, la qualité est-elle au rendez-vous ? «Je crois qu'écrire des textes en français nécessite une maîtrise de la langue, un amour du verbe, affirme Jean-Noël Bigotti. Quand on a pas un grand talent d'écriture, c'est plus facile d'écrire en anglais, même approximatif. Un Français qui écrit en anglais, ça ne passera jamais à l'histoire comme les chansons de grands auteurs-compositeurs anglo-saxons le font. Mais ça passe, surtout en musique dance et électro.»

Reste que la place occupée par l'anglais aux trophées Victoires a provoqué une certaine prise de conscience, dans les journaux, chez les artistes et dans le public français. «On réalise bien qu'il y a un truc pas cohérent, dit Octavie de Tournemire. Nous allons évaluer ce qu'il est possible de faire pour que les prix collent plus à la réalité de notre époque. Mais on sait déjà que l'an prochain, on va sans doute privilégier les chansons en français pour l'émission. Il y a une réelle envie de faire bouger les choses, pour que la chanson française vive aujourd'hui.»