Il y a 10 ans, le fait d'être associé à une publicité représentait souvent une honte absolue pour les auteurs-compositeurs. Aujourd'hui, la pub trône presque au sommet des revenus de certaines maisons de disques. Et les musiciens underground comptent de plus en plus sur la pub et sur les séries télévisées pour se faire connaître.

Est-ce que les conducteurs de Cadillac connaissent le groupe français Phoenix? Permettez-nous d'en douter. Pourtant, le constructeur d'automobiles a choisi la chanson 1901 de la formation dite «alternative» pour sa plus récente publicité.

La brasserie Molson a choisi la chanson Four Ton Mantis du Montréalais Amon Tobin pour la pub de sa nouvelle bière microgazéifiée M. Or, il serait très surprenant d'entendre ce genre de musique électronique underground au bar Chez Serge.

Parce que leur version de Pump Up the Jam a été achetée par un fabricant de bière espagnol, les Lost Fingers ont pu faire une tournée en Espagne et attirer les foules. Récemment, Coeur de pirate a prêté sa voix à Coke et Desjardins.

De plus en plus, des chansons de groupes peu connus du grand public - du moins au départ - se retrouvent dans des publicités. L'un des meilleurs exemples est sans doute la plus récente campagne de Telus, qui a fait appel jusqu'ici à la musique d'Alfa Rococo, Chocolat, Coeur de pirate, Xavier Caféïne, les Breastfeeders et La Patère rose.

Dernier artiste émergent sur la liste: Radio Radio, indique Alexandre Gadoua, directeur de création à l'agence Taxi, qui signe la campagne de Telus.

Ce sont les studios Apollo qui assurent la «supervision musicale» de la campagne de Telus. Il y a longtemps que cet atelier de création montréalais fait de la musique originale pour des pubs ou des séries télé. C'est seulement depuis quatre ans, environ, que la compagnie s'intéresse de près aux chansons «déjà existantes».

«Les agences de pub ont découvert récemment à quel point le catalogue de musique québécois est riche», indique le copropriétaire d'Apollo, Philippe-Aubert Messier, connu dans le milieu sous le nom de Phil Electric.

Il y a 10 ans, les chansons existantes représentaient environ 2% du contenu musical en publicité, dit-il, contre 10 ou 15% aujourd'hui. «Des entreprises nous demandent: As-tu des artistes pas connus avec qui je pourrais faire un bout de chemin?»

Selon Alexandre Gadoua, les compagnies sont plus ouvertes qu'elles ne l'étaient. «Quand quelqu'un le fait, l'autre suit, indique le directeur de création. Les compagnies savent que Montréal est une plaque tournante de musique émergente.»

Montrer ses racines québécoises

La musique dite indépendante, underground ou alternative n'a jamais eu un aussi vaste public. Et l'offre n'a jamais été aussi grande. «L'internet a élargi l'horizon. Des gens découvrent des groupes qui n'ont même pas de contrat en Angleterre», note le directeur de création et ancien DJ.

«En général, ça coûte moins cher, précise-t-il. Mais ce n'est pas la raison. Un client ne prendra pas une chanson qu'il n'aime pas, même si ce n'est pas cher.»

La campagne de Telus qui met en scène des animaux restreint le contenu narratif des messages publicitaires. «Notre plateforme créative ne nous permet pas de faire parler des humains. Les paroles des chansons sont donc très importantes», souligne Frédérick Ranger, directeur général des communications et du marketing de Telus Québec.

Pour la dernière rentrée des classes, par exemple, Telus a utilisé la chanson La Marelle du groupe La Patère rose. «La chanson était offerte gratuitement aux abonnés de Telus pour une période donnée», souligne Frédérick Ranger.

Et pourquoi avoir choisi des artistes méconnus du grand public? «Ça nous permet d'afficher nos racines québécoises, de montrer une touche d'avant-garde, d'être à l'affût des nouveautés et de mettre notre campagne au goût du jour. Je pense que c'est une solution gagnante, autant pour les marques que pour les artistes.»

Pour La Patère rose, la collaboration avec Telus s'est révélée très positive. «C'est tellement une belle visibilité. Dans les spectacles, quand on fait La Marelle, il y a une réaction plus forte. Et c'est payant, on ne se le cachera pas», indique Fanny Bloom, la chanteuse-pianiste du groupe.

La Patère rose savait, avant d'accepter l'offre de Telus, que Coeur de pirate et Alfa Rococo avaient été choisis dans les publicités précédentes. «Parfois, on dit non, signale l'artiste de 23 ans. On ne représente pas n'importe quoi. On vient de refuser un truc de plusieurs milliers de dollars. La qualité de la réalisation laissait à désirer.»

«C'est l'artiste qui décide. S'il ne veut pas, c'est fini et c'est réglé, indique l'impresario du groupe, Éli Bissonnette. Mais parfois aussi, l'artiste veut et c'est nous qui disons qu'il vaudrait mieux pas.»

Éli Bissonnette dirige les étiquettes Grosse Boîte et Dare to Care Records. En 2006, les membres de Malajube et lui ont dû justifier le fait qu'une chanson du groupe accompagnait une pub de Zellers. «On savait que ça arriverait... On s'était posé la question et on avait décidé d'assumer», raconte-t-il.

À l'époque, le chanteur Julien Mineau avait déclaré que la liberté de création de Malajube était restée «intacte» et que le cachet allait permettre au groupe de mieux s'équiper et de payer ses frais de tournée.

«Ce sont des revenus, fait valoir Éli Bissonnette. Aujourd'hui, on ne peut plus ne vendre que des disques. Il faut de tout pour amener de l'eau au moulin.»

«Si Malajube avait accepté de prêter sa chanson à une pub d'iPod, la réaction n'aurait pas été la même, estime Alexandre Gadoua. Il n'y a pas grand monde qui va chez Zellers parmi ceux qui fréquentent les Foufs ou le Divan Orange. Apple, c'est cool.»

Selon Phil Electric, les groupes sont moins puritains qu'avant par rapport à la publicité. «Il y a 10 ans, le fait d'être associé à une publicité était une honte absolue. Aujourd'hui, ce n'est plus le méchant client qui achète l'artiste. Si c'est fait intelligemment et que l'association est naturelle entre la compagnie et l'artiste, cela peut être bénéfique pour les deux.»

Promouvoir des chansons

Éditorial Avenue représente pas moins de 30 000 oeuvres, qui viennent autant de Gerry Boulet ou Mario Pelchat que du catalogue d'Audiogram. Il est fréquent que la maison d'édition sollicite des agences ou des producteurs. Avant que Pierre Lapointe ait le succès qu'on lui connaît, Éditorial Avenue avait poussé une de ses chansons pour une publicité de Toyota, mais le résultat n'avait pas été probant.

Il peut aussi y avoir des ententes. La webtélé de TVA Comment survivre aux week-ends n'avait pas le budget pour acheter une chanson d'Amylie, mais Éditorial Avenue trouvait que c'était une bonne façon de donner de la visibilité à la jeune chanteuse. «On a dit: ne payez rien, mais mettez la chanson dans la publicité télé avec la pochette de l'album, raconte Guillaume Lafrance. C'était donnant, donnant.»

Beaucoup de compagnies de disques fournissent des chansons à Phil Electric pour qu'il en fasse la promotion. «Il y a 10 ans, ce qu'on appelle les licences de synchronisation d'oeuvres musicales étaient au bas de la liste de leurs sources de revenus. Aujourd'hui, c'est en haut, explique le superviseur et compositeur musical. Même les grandes maisons m'envoient des choses en me faisant des compilations par thème.»

Il faut plus qu'une pub

Quand la Loterie nationale grecque a choisi I Lost my Baby de Jean Leloup pour une pub, Éditorial Avenue et Audiogram étaient loin se douter qu'il en résulterait une mini-compilation qui, lancée en Grèce, récolterait un disque d'or. «Les gens demandaient la chanson», raconte Guillaume Lafrance.

Pierre-Luc Durand, président de Tacca Musique – l'étiquette d'Alfa Rococo –, ne croit pas pour autant que le simple placement d'une chanson dans une publicité sans stratégie promotionnelle garantisse nécessairement des retombées.

Selon lui, la pub de Telus n'a pas créé le succès de la chanson Lever l'ancre; elle y a contribué. «C'est arrivé au moment où ce même extrait jouait déjà à la radio, explique-t-il. Le duo était en pleine tournée au Québec, en plus de faire des entrevues.»

Pierre-Luc Durand interpelle les créateurs de contenus. «Encore aujourd'hui, trop de publicités, d'émissions télé et de films produits au Québec utilisent du contenu musical made in U.S.A.», déplore-t-il.

Selon le président de Tacca Musique, il pourrait même être pertinent de créer des mesures incitatives, comme des crédits d'impôt, pour favoriser la diffusion du contenu québécois.

Photo: Ivanoh Demers, La Presse

«Des entreprises nous demandent: as-tu des artistes pas connus avec qui je pourrais faire un bout de chemin?» rapporte Philippe-Aubert Messier, des studios Apollo.