Je viens de répondre au fameux questionnaire long du recensement. Celui de 2006, que des collègues de La Presse ont retrouvé pour le mettre en ligne. Celui que les conservateurs trouvent à ce point enquiquinant qu'il ne devrait plus être obligatoire et qui est devenu le centre de LA controverse politique de l'été.

Je viens de finir d'y répondre, juste pour voir, et je n'ai qu'une chose à dire: tout ça pour ça?

Je n'en reviens pas. C'est un peu long à remplir (mais on parle de minutes, surtout pas d'heures) et c'est surtout plutôt ennuyeux, comme tous les formulaires gouvernementaux. Mais une violation de la vie privée, comme le disent ses détracteurs, qui n'en ont que faire des règles scientifiques d'échantillonnage? Ça, non.

Oui, on nous demande le nombre de chambres à coucher et le prix du chauffage. Et puis?

Les banques et autres organismes de crédit et de services financiers privés, eux, sont pas mal moins discrets. Et vous leur faites plus confiance pour protéger vos renseignements personnels? Ils demandent pourtant tout sur nous, à commencer par le salaire, mais aussi les propriétés, les dettes, le nombre de cartes de crédit, depuis combien de temps on habite ici et on travaille là.

Et que dire des douaniers (eh! oui, encore eux), qui fouillent dans nos bobettes à notre retour de vacances pour savoir si on mange du saucisson et qui exigent de savoir pourquoi on est parti en voyage. Ça, c'est une vraie intrusion dans la vie privée.

Hier, à la suite de ma chronique sur la douane, une personne qui travaille à l'Agence des services frontaliers m'a demandé par courriel, et je la cite: «Vous étiez au courant du risque engendré en rapportant autant de bouteilles (de vin) et je vais vous poser la question: était-ce nécessaire d'en acheter autant?» Non seulement on veut savoir ce que j'ai acheté, mais on remet en question mes emplettes? Pas mal pire qu'un recensement qui me demande si ma maison a besoin de réparations.

Et puis, ce questionnaire long est utile: le premier ministre Stephen Harper en personne a fait sa maîtrise en économie en se fondant sur des données tirées du questionnaire long. Il a même fait des commentaires, dans sa thèse, sur les difficultés posées par les changements méthodologiques.

Où était sa hantise de l'intrusion étatique à ce moment-là?

Plusieurs des détracteurs du formulaire long - notamment le magazine The Economist - donnent l'exemple des États européens qui ont abandonné les recensements en faveur de registres de citoyens. Ce qu'il faut savoir, toutefois, c'est que ces registres vont souvent bien plus loin, dans la direction opposée de ce qui est souhaité par les antirecensement.

Anecdote. Vous connaissez la trilogie suédoise à grand succès Millénium et son auteur, Stieg Larsson, mort sans laisser de testament et surtout sans jamais avoir épousé sa conjointe de toujours, qui n'a donc hérité de rien?

Savez-vous pourquoi ils ne se sont jamais mariés? L'an dernier, en entrevue à Stockholm, elle m'a expliqué. Ils ne se sont jamais mariés pour qu'elle soit le seul membre du couple aisément retraçable en consultant la mine de renseignements personnels compilés en Suède. En d'autres mots, toute leur vie était uniquement sous son nom à elle. L'immatriculation de l'auto, la facture d'électricité... En se mariant, Larsson aurait été officiellement rattaché, par l'entremise de sa femme, à une adresse, à un numéro de téléphone et à d'autres informations. Pourfendeur de l'extrême droite, il avait déjà fait l'objet de menaces gravissimes. Ne pas se marier officiellement malgré des décennies de vie commune était la seule façon, m'a expliqué la veuve, de garder réellement Larsson dans l'ombre.

Si des pays comme la Suède n'ont pas besoin de recensement détaillé, c'est parce que l'information est abondante ailleurs. Pas parce qu'elle est farouchement protégée. Loin de là.

La décision du gouvernement conservateur d'abolir le caractère obligatoire du formulaire de recensement long est incohérente. Des violations de la vie privée, ou plutôt la fragilisation de notre protection, il y en a partout. Si c'est Big Brother que craignent les «libertariens» de l'ancien Parti réformiste devenus conservateurs, qu'ils se penchent sur les vraies questions du moment, notamment sur l'impact des nouvelles technologies sur la protection de nos renseignements personnels. Sur les failles de sécurité dans le web. Aussi, avec les Facebook, Google Street View et toutes les nouvelles applications de géolocalisation de ce monde, pour ne nommer que cela, nous sommes en train, collectivement, de glisser dans un univers où Big Brother est partout, mais surtout où nous sommes souvent nos propres Big Brothers sans que nous en soyons conscients, sans que nous voulions le voir.

Le vrai débat actuel sur la vie privée, il est là. Pas dans un questionnaire géré par une agence réputée mondialement. 

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Questionnaire long

Vous pouvez remplir sur Cyberpresse le questionnaire long tel qu'il était lors du dernier recensement en 2006.

Nous vous invitons à le remplir au complet. À la fin, vous serez invité à donner votre opinion.