Un bouchon de circulation bloque l'entrée de Rikuzentakata. Des policiers s'affairent autour d'un cadavre. Ils viennent de le sortir des décombres. Ils l'enveloppent dans une toile bleue qu'ils scellent avec du ruban adhésif, puis ils inscrivent au stylo-feutre un numéro sur sa poitrine.

C'est le 942e mort de Rikuzentakata, village de pêcheurs qui s'étire sur plusieurs kilomètres le long de l'océan. Le 11 mars, l'immense vague du tsunami s'est enfoncée à plus de 2 km dans les terres, semant la destruction.

Le bilan est crève-coeur: 942 morts, 3600 maisons détruites, 10 000 personnes évacuées. Dans un village de 24 000 habitants. La moitié des gens n'ont plus de toit au-dessus de la tête.

Chacun a une histoire à raconter. L'adjoint du maire, Tomoyuki Murakami, a failli mourir. Il était à la mairie lorsque l'alerte au tsunami crachée par les haut-parleurs a déchiré l'air du village.

Tomoyuki a rapidement grimpé au dernier étage de l'édifice, mais la vague enflait, furieuse, remplie de débris. Elle fonçait à une vitesse folle sur la mairie. Il a grimpé sur le toit. Ses collègues l'ont suivi. Ils étaient 124 hommes et femmes à regarder la vague se déchaîner, arrachant tout sur son passage. Ils avaient de l'eau jusqu'aux genoux. Ils ont grelotté toute la nuit.

Aux premières lueurs de l'aube, l'eau s'est retirée. Tomoyuki est rentré chez lui à pied. Il a retrouvé sa femme, mais son fils et sa mère avaient disparu.

«Ma mère est allée chercher mon fils de 6 ans à l'école. Ils ont probablement été frappés par le tsunami.»

Tomoyuki se balance sur une chaise, dehors, à côté du centre d'urgence créé en catastrophe au lendemain du tsunami. Il fait beau, l'air est doux, le soleil chaud. Pour la première fois depuis plusieurs jours, le froid n'est pas mordant.

Tomoyuki est optimiste. Il croit qu'il serrera de nouveau sa mère et son fils dans ses bras. «J'ai de l'espoir... Beaucoup d'espoir.»

Le tsunami a frappé le 11 mars. Depuis, 17 jours se sont écoulés. Combien d'êtres humains peuvent survivre 17 jours sous des décombres? Tomoyuki ne veut pas le savoir.

Toutes les écoles et tous les immeubles de Rikuzentakata ont été transformés en refuge. Il y en a 77. Ils accueillent 10 000 citoyens. La plupart n'ont ni eau ni électricité.

Le village est devenu un immense refuge. Le plus grand est situé dans l'école secondaire, un immeuble neuf aux planchers de bois immaculés. Mille personnes se partagent l'espace.

Dans le gymnase, chaque pouce carré est occupé. Le territoire de chacun est délimité par une couverture. Une couverture, une famille. Une grande télévision couleur trône sur la scène au fond du gymnase. Elle joue suffisamment fort pour que les gens installés à l'autre bout de la salle l'entendent.

Toutes les cinq ou dix minutes, une voix suave donne des consignes par haut-parleur. On se croirait dans un avion où les agents de bord récitent les mesures de sécurité.

Personne n'écoute. Les gens lisent, dorment, mangent, discutent ou s'ennuient en fixant le plafond. La pièce n'est pas chauffée et le plancher est froid. Quelques poêles d'appoint réchauffent un peu l'atmosphère, mais il faut tendre les mains pour profiter de la chaleur.

Quatre vieux discutent autour du poêle. Ils ne veulent pas donner d'entrevue. Ils me chassent d'un geste impatient de la main.

Un peu plus loin, une vieille dame de 77 ans, Takato Unoura, lit son journal. Près d'elle, son mari dort, emmitouflé dans une épaisse couverture. Juste avant le tsunami, il a fait une crise cardiaque. Il est faible, fragile. Depuis 17 jours, il vit dans une grande salle au milieu d'une centaine de personnes et il dort sur un plancher froid. Il a 79 ans.

«Ma maison a été détruite, j'ai tout perdu, raconte Mme Unoura en souriant. Il ne me reste que les vêtements que je porte. Je voudrais remercier les gens pour l'aide qu'ils nous apportent.»

Depuis le 11 mars, elle est retournée chez elle tous les jours. Elle parcourt les débris à la rechercher d'objets, mais elle n'ose pas fouiller trop profondément dans la boue de peur de découvrir un cadavre. Elle n'a rien trouvé, même pas un morceau de vêtement ou un bibelot. Son passé s'est effacé net lorsque la vague a pulvérisé sa maison.

Elle me salue poliment en joignant les mains et en inclinant la tête, puis elle reprend la lecture de son journal, tout en jetant un regard inquiet sur son mari.

La reconstruction sera longue, la destruction est d'une ampleur inimaginable. Pendant combien de temps Mme Takato Unoura et son mari malade devront-ils vivre dans ce gymnase? À Rikuzentakata, personne ne peut répondre à cette question.

Pour joindre notre chroniqueuse: mouimet@lapresse.ca