J'étais de ceux qui pensaient que l'on s'inquiète un peu trop pour rien avec la grippe A (H1N1). C'était avant d'interviewer le Dr Redouane Bouali.

Le Dr Bouali était jusqu'en 2005 chef des soins intensifs de l'Hôtel-Dieu du CHUM. Lassé de notre système de santé, il a quitté Montréal pour Ottawa. En Ontario, il dirige maintenant le Réseau local intégré de soins de la région de Champlain, qui regroupe 18 hôpitaux. Mais il garde encore un pied au CHUM, où il vient faire des gardes plusieurs semaines par année.

 

Or, quand le Dr Bouali vient travailler à Montréal, il est étonné de voir les différences entre l'approche québécoise, plutôt relaxe, et l'approche ontarienne, plus méticuleuse, face à la pandémie de grippe A (H1N1). «En Ontario, peut-être parce qu'il y a eu le SRAS, les gens sont beaucoup plus craintifs de ce qui va arriver», me dit-il.

En écoutant ce spécialiste en soins intensifs comparer deux systèmes de santé qu'il connaît parfaitement, j'avais l'impression d'être plongée dans la fable de la cigale et de la fourmi, version pandémie. Chez nos voisins ontariens, en cas de recrudescence de la grippe A (H1N1), tout est prévu dans les moindres détails, m'explique-t-il. Pendant ce temps, au Québec, on est beaucoup plus serein. «Quand je traverse la frontière pour venir faire ma garde au CHUM, j'ai l'impression qu'on en fait peut-être trop en Ontario parce que, ici, les gens vivent normalement.» Mais tout en louant notre attitude «sereine» et en se disant qu'il est peut-être un peu trop parano, le Dr Bouali ne peut s'empêcher d'être inquiet. Si, soudainement, on a un afflux de patients extrêmement malades qui ont besoin de techniques de ventilation avancées dans les lits de soins intensifs du CHUM, qu'arrivera-t-il? «C'est là qu'est ma crainte.»

Selon l'Organisation mondiale de la santé, le problème le plus urgent auquel les hôpitaux risquent de devoir faire face sera d'arriver à placer les nombreux patients gravement atteints par le virus H1N1 aux soins intensifs. Pour mieux se préparer à un tel scénario, le Dr Bouali a appelé au début du mois de juillet ses collègues australiens, qui ont été pris au dépourvu par la grippe A (H1N1) en juin, en plein hiver austral. «Ils m'ont dit qu'en l'espace de 10 semaines ils ont eu 300 patients intubés, ventilés, gravement malades, qui ont eu besoin de lits aux soins intensifs.» C'est donc ce qui pourrait arriver ici entre novembre et fin janvier, observe-t-il. «Est-ce que vous pensez qu'à Montréal, avec la pénurie de personnel, vous arriverez à faire face à ça? Vous serez en face d'une crise grave. C'est ça, mon inquiétude.»

Ce qui a étonné les médecins australiens, c'est que les patients les plus gravement atteints étaient relativement jeunes, souvent âgés de 20 à 40 ans. Et ce qui a le plus surpris le Dr Bouali, c'est la rapidité avec laquelle l'état de certains patients s'est détérioré, d'où la nécessité de faire appel à des techniques de traitement très sophistiquées. «Ils m'ont décrit la situation d'une jeune de 15 ans qui était à l'école le mercredi et qui, le vendredi, était sous système d'échanges extramembranaires pour être oxygénée.»

L'expérience australienne ne change rien au fait que la grippe A (H1N1) reste une maladie mineure avec une mortalité très basse, précise le Dr Bouali. «Mais ceux qui étaient malades sur le plan respiratoire l'ont été très gravement. C'est ce qui nous a surpris.»

Le métier du Dr Bouali, c'est bien sûr de penser au pire des scénarios et de s'assurer d'y être bien préparé. «J'aime bien le principe qui dit: plan for the worst and hope for the best.» Prévoir le pire en espérant le meilleur. Est-ce ce qu'on fait au Québec? «Mes craintes, c'est quand je vois ce qui s'est passé en Australie. Si la même chose se produisait ici, j'aimerais être du côté de l'Ontario.»

Pour se préparer au pire, le Dr Bouali s'est intéressé à l'impact de la flambée sur le personnel hospitalier en Australie. «Il y a eu un manque de 25 à 30% du personnel. Les gens ne se présentaient pas au travail. Alors imaginez-vous, vous avez déjà une pénurie de personnel et vous perdez 30% du personnel! Qu'est-ce qui va arriver?»

En Ontario, on a déjà prévu le coup en recrutant des infirmières aux soins intensifs à la retraite ou du personnel des salles de réveil ou des urgences qui ont déjà certaines compétences. «On s'est dit que peut-être ces gens auraient besoin d'un rafraîchissement de leurs connaissances, alors on est en train de mettre sur pied un cours.» Et ici? Au cabinet du ministre québécois de la Santé, la porte-parole m'assure que l'on aura, au besoin, les ressources humaines appropriées, mais qu'il serait «un peu prématuré» de faire comme les Ontariens.

Un autre grand défi en cas de crise, c'est la coordination des ressources hospitalières dans les différentes régions de la province. En Ontario, à la suite de la crise du SRAS, on a créé le Secrétariat des soins critiques, qui fait ce travail, avec des leaders qui ont des tâches précises. Au Québec, la coordination semble beaucoup plus floue. «Nous sommes en train de peaufiner», me dit le Dr Pierre Savard, directeur des urgences au ministère de la Santé, qui reconnaît l'importance de travailler «en interrégional».

Le Dr Savard m'assure que le Québec est prêt. «Les plans ont été faits depuis 2006. Les directions d'hôpital ont le plan entre les mains.»

«Si le plan existe, il aurait besoin d'être communiqué», constate pour sa part le Dr Bouali. Sur le terrain, le personnel de première ligne ne sait pas exactement ce qu'on attend de lui. Vu de l'intérieur, au CHUM, bien des questions demeurent sans réponse, note-t-il. «Qui va prendre le lead pour commencer à annuler des opérations et reporter des opérations électives? Qui sera responsable d'ouvrir plus de lits? Qu'est-ce qui va arriver par rapport au personnel qui est à risque d'être contaminé? Comment peut-on rassurer ces gens?»

Le Dr Bouali invite ses collègues intéressés à voir ce qui se fait en Ontario afin de partager le savoir-faire en temps de crise. Et il croise les doigts. «J'espère que ça n'arrivera pas et que tout le monde sera content.» Il ajoute: «J'espère aussi me tromper.» Je l'espère aussi. Car son inquiétude m'inquiète.