La prostitution est-elle, ou non, un travail comme un autre? Plusieurs femmes disent que oui. C'est leur corps, qu'on les laisse en disposer comme bon leur semble, plaident-elles. Mais toutes les femmes ne sont pas de cet avis. Un groupe de féministes dites «abolitionnistes» organise à cet effet un événement inusité, tout le week-end à Montréal. Au programme: un tribunal populaire. Au banc des accusés: l'industrie du sexe au grand complet.

L'objectif de ces trois jours de «plaidoyers» est simple: donner la parole aux femmes qui veulent en finir avec la prostitution, synonyme, disent-elles, d'exploitation sexuelle.

Au menu de ces trois journées de discussions: des témoignages d'ex-prostituées, dites «survivantes», des analyses d'expertes (féministes, professeures de sciences politiques, juristes) et d'intervenantes du milieu (notamment du groupe EVE, jadis Exploited Voices now Educating, de Vancouver).

L'idée de ce «tribunal» vient de l'organisme CLES, la Concertation des luttes contre l'exploitation sexuelle.

«La CLES a été fondée pour faire face à un manque important, explique la porte-parole Axelle Beniey. Nous pensons qu'il y a actuellement une vision idéalisée de l'industrie du sexe, une vision glamourisée. Or, il n'y avait pas (avant nous) de mouvement critique de cette industrie.»

La CLES vise donc à «pallier ce manque». «Ce qu'on observe dans le discours, poursuit-elle, c'est qu'on dit toujours que la prostitution est un travail comme un autre. Or, on a tendance, avec la prolifération des services d'escortes, à occulter toute la violence qui existe aussi dans l'industrie.»

D'un côté, résume la CLES, il y a donc ce «discours glamourisé de l'industrie», et de l'autre, celui des femmes, «très différent».

«Ces femmes qui nous racontent leur vécu ne connaissent pas d'égalité, elles ne sont pas considérées comme des êtres humains, mais au contraire au service des autres.»

D'où l'idée du «tribunal populaire», donc, histoire d'écouter ces «survivantes», s'approprier leur discours, et surtout voir «ce qu'on peut faire pour changer les choses».

Comment? Ultimement, la CLES rêve d'un monde sans prostitution. Pour y arriver, l'organisme prône différentes mesures de prévention, s'inspirant, entre autres, de l'exemple suédois (voir capsule).

«Pour nous, il ne s'agit pas de défendre les libertés individuelles ou économiques. Cela va au-delà de ça. Nous, on dit que la prostitution a un impact sur la société. Si c'était un métier normal, pourquoi est-ce que ça aurait tellement d'impacts sur la santé mentale et physique des gens? Il faut se demander si la société ne pousse pas certaines femmes vers la prostitution. On a besoin d'une analyse sociale plus poussée.»

Et les droits des femmes?

Pour l'Alliance féministe solidaire pour les droits des travailleuses et travailleurs du sexe, un groupe d'universitaires et d'intervenantes communautaires du milieu (parmi lesquels figurent Stella, le Passage et l'Institut Simone de Beauvoir) lancé aujourd'hui même, cette philosophie abolitionniste rejoint beaucoup celle de la «droite au pouvoir et du discours religieux», fait valoir Marie-Ève Gauvin, étudiante à la maîtrise en travail social et porte-parole de l'Alliance.

Contrairement à la CLES, l'Alliance défend plutôt le «libre choix de celles qui oeuvrent dans cette industrie, résume la porte-parole. Celles qui s'engagent dans ce type de relations sexuelles consensuelles tarifées ont le droit de le faire, sans être criminalisées. Elles ont surtout le droit de voir leur dignité, leur autonomie et leurs libertés respectées», plaide-t-elle.

Du coup, l'Alliance, loin de rêver d'un monde sans prostitution, milite plutôt pour une industrie du sexe sans violence. La nuance est de taille. Une industrie où les filles seraient non pas réprimées par la police, mais bien protégées. Pour ce faire, on prône ici une décriminalisation non seulement des travailleuses, mais aussi de leurs clients. Objectif? «Que les travailleuses soient traitées et protégées comme des membres de la société à part entière. Sans être discriminées.»

L'exemple suédois



Depuis 1999, la prostitution est décriminalisée en Suède. À un détail près: son achat ne l'est pas. Résultat: les clients et proxénètes sont là-bas des criminels, ciblés par la police, alors que les femmes prostituées, elles, n'en sont pas. Mais la politique va encore plus loin, raconte Gunilla Ekberg, avocate canadienne, anciennement conseillère spéciale du gouvernement suédois, en entrevue dans un quotidien de Vancouver. Les services sociaux rendus aux femmes prostituées, notamment pour sortir de la prostitution, ont aussi été multipliés. Résultat? Le nombre de prostituées a sensiblement chuté, passant de 3000 en 1995 à 600 en 2008. Ce succès a inspiré des lois semblables en Norvège, puis en Islande. La CLES espère que le Canada emboîtera aussi le pas.

L'Alliance féministe solidaire pour les droits des travailleurs du sexe, de son côté, voit de nombreux ratés à ce modèle. Comme les clients sont là-bas des criminels, cela force les travailleuses de rue à se montrer plus discrètes, donc à se désolidariser, et du coup à se mettre en position de vulnérabilité. «En criminalisant les clients, on oblige les femmes à solliciter dans des endroits isolés, où elles sont en danger», fait valoir la porte-parole, Marie-Ève Gauvin.

Cindy: «Les filles, on vaut mieux que ça!»

«J'ai été là-dedans quelques années, raconte Cindy au bout du fil. Je suis tombée en amour avec un gars. Le mauvais numéro. La mauvaise personne...»

Cindy a 25 ans. Elle nous appelle pendant sa pause du midi, le premier jour de sa rentrée à l'école. Son but? Obtenir son diplôme. Trouver un bon emploi. Un vrai. Et gagner de l'argent. Pour vrai.

Parce que les quatre années où elle a dansé, où elle s'est prostituée, elle n'a jamais vu la couleur de ce qu'elle gagnait. Elle ne le faisait d'ailleurs même pas pour l'argent, en fait. Mais pour lui. Son amoureux. Le «mauvais numéro», comme elle dit, en pompant sur sa cigarette. Le gars en qui elle a «trop cru».

«J'avais 17 ans. Je suis tombée en amour avec un gars endetté. Il avait besoin d'aide, et la seule façon qu'il voyait pour avoir de l'argent rapidement, c'était ça, raconte-t-elle. J'étais vraiment amoureuse. Pour moi, ce que je faisais, c'était de la gentillesse. Je voulais l'aider. On était un couple. Et puis c'est devenu une obligation...»

Une obligation? «Ça a dégringolé très vite, poursuit-elle. J'étais dans une relation violente.» Elle n'en dit pas plus. Ou presque. «Au début, je me sentais vraiment, vraiment sale de faire ça. Et puis, plus le temps passe, moins t'y penses. Tu penses juste à ne pas manger une volée quand tu vas rentrer...»

Elle parle d'un ton ferme. Posée. L'air d'une fille sûre d'elle. Durant toute la conversation, elle ne laisse d'ailleurs pas filtrer la moindre émotion. «Oui, je suis sûre de moi, mais ça a pris du temps...»

C'est que son aventure a duré quatre ans. Quatre ans à jouer à l'escorte, à faire des «doubles», travailler de midi à minuit, de trois heures à trois heures, pour rapporter toujours plus de sous, au risque de manger quelques coups. Et puis un jour, elle en a eu assez. Assez de se prostituer. Assez des coups, surtout. «Une journée, il m'a battue, et ça a été la journée de trop, résume-t-elle. J'ai eu le déclic. Je ne peux pas vous expliquer pourquoi. Je suis partie. Et je ne suis jamais revenue.»

Elle s'est cachée un mois. Personne ne savait où elle était, ce qu'elle faisait. «J'ai touché le fond.» Elle est ensuite revenue chez ses parents. Pour repartir à neuf. Et aussi, courageusement, pour porter plainte. «Je voulais protéger les personnes qui pourraient le fréquenter», dit-elle.

C'est qu'elle a fini par «tomber de haut», comme on dit. «Moi, j'ai cru à l'amour, j'ai cru qu'il m'aimait (...) Mais plus la relation avançait, plus je mangeais des coups, plus mon estime de moi baissait (...) Et puis, quand j'ai réalisé que tout ce qu'il me disait n'était pas vrai, je suis tombée de haut. Je me suis sentie dégradée. Manipulée. Sale. Conne...»

Bien sûr, quand elle était «dans le milieu», elle ne voyait pas les choses ainsi. «Mais c'est quand tu sors. Tu vois comment cela détruit des gens. Et tu te dis que c'est une vie pour personne!»

C'est d'ailleurs pour cette raison que Cindy raconte aujourd'hui son histoire. «Je pense qu'à force d'en parler, les filles vont ouvrir les yeux.(...) Trop de filles sortent de ce milieu détruites. Les femmes doivent se valoriser autrement. Il y a d'autres façons de faire des sous. On vaut mieux que ça! L'amour, ça ne s'achète pas. C'est important de p1asser le message.»

Photo: Archives AP

Amélie: Courtisane et fière de l'être

Elle se fait appeler Amélie. Amélie Jolie. Elle a 36 ans et pratique le «métier» de «courtisane, fille de joie ou partenaire de remplacement» depuis maintenant cinq ans. Prostituée? «Je déteste ce mot, c'est un mot qu'on utilise pour discréditer les filles, comme si on ne faisait ça que pour l'argent, sans aimer notre travail.» Or elle, revendique-t-elle haut, fort, et surtout sans se faire prier, elle l'aime. «J'en avais, des choix! Plein de choix. Mais moi, c'est ce choix-là que j'ai fait. Et le pire, c'est que j'aime mon travail, et je le défends.»

Petite, discrète, mais déterminée, Amélie. Pas prête à se faire marcher sur les pieds, encore moins se laisser considérer comme victime. Rencontrée cette semaine dans un café rue Saint-Denis, elle semblait en avoir lourd sur le coeur. C'est d'une voix douce, mais décidée, quoique parfois tremblante, armée de quatre pages de réflexions écrites à gros traits rouges, qu'elle a raconté son histoire.

Pourquoi? Pour qu'on arrête, enfin, de dépeindre les filles comme elle comme des paumées. Des victimes («Est-ce que j'ai l'air d'une victime?»). Des droguées («Je ne bois même pas de café!»). Qu'au lieu de chercher à abolir la prostitution («Je peux-tu en sortir quand moi, je vais le décider? Non, mais mêlez-vous donc de vos affaires!»), on la décrimininalise («J'ai jamais demandé à être criminelle, moi!»). Et puis surtout, surtout, qu'on aide les filles à se défendre («et (l'organisme) Stella le fait déjà»), à imposer leurs limites, bref, à se faire respecter («Parce que ça s'apprend»). Et que tous, on les respecte enfin. «Parce qu'on nous discrédite, on nous déshumanise, dit-elle, les yeux s'embuant. Comme si on était une sous-race...»Avant d'être «courtisane», Amélie a travaillé 14 ans dans le milieu de l'édition. Puis elle a voulu changer. Elle a d'abord pensé lancer une entreprise, dans le monde de l'édition toujours, mais c'est vers l'industrie du sexe qu'elle s'est finalement tournée. «Parce que c'est payant. Si je ne faisais pas ça pour l'argent, je ferais du bénévolat!» Elle a aussi un loisir de riche qui coûte cher. «Moi, j'ai une passion qui coûte cher, dit-elle, mystérieuse, sans en révéler davantage. Mais si je te dis ça, c'est pour que tu saches que j'ai des valeurs, je suis quelqu'un...»

Mais il y a plus. Elle fait aussi ce «travail», à son compte, en sollicitant ses clients au moyen de son site web, parce que ça lui ressemble. «Non, c'est pas fait pour tout le monde, reconnaît-elle. Mais moi, je sais que je fais du bien aux gens. Un peu comme un massage. Les clients arrivent stressés, tendus, et ils repartent en se sentant bien. Et puis c'est-tu pas la plus belle chose de la vie, l'amour?»

Vrai, reconnaît-elle, toutes les filles de l'industrie ne sont pas faites comme elles. Oui, certaines, malheureusement, en arrachent, sont maltraitées, exploitées. Mais toutes? «Moi, je n'ai jamais été agressée par un homme. Je tiens à le dire.» Adolescente, ce sont plutôt trois femmes qui l'ont agressée. Alors peut-on arrêter, une fois pour toutes, demande-t-elle, de mettre toutes les filles dans le même panier?

Son rêve? «Qu'on fasse enfin la différence entre les clients et les agresseurs, les employeurs et les proxénètes, les filles qui ont choisi d'être là et les victimes», conclut-elle de sa même voix, toujours douce, quoique ferme, le poing sur la table.

Photo: AFP