(Québec) Le 6 avril 1972, il y a 50 ans, 2500 personnes, dont 200 journalistes internationaux, se pressent au Centre Pierre-Charbonneau pour le dévoilement de la Cité olympique, le complexe destiné aux Jeux qui allaient se tenir en juillet 1976. Premières salves de l’Association des architectes du Québec, qui dénonce le choix du maire Jean Drapeau, l’architecte français Roger Taillibert. Pas de concours, pas de contrat, les tensions entre le « starchitecte » français et ses collègues québécois s’étendront sur cinq décennies.

« Taillibert est arrivé assez tôt dans le portrait. Il avait toute une réputation », rappelle Michel Labrecque, actuel patron du Parc olympique. Déjà, il avait construit le Parc des Princes (un stade de football à Paris), il était un ancien résistant – sous le nom de Pierre Moreau – proche de Charles de Gaulle, il avait été choisi par André Malraux pour de nombreux mandats prestigieux. L’appui de la France à la candidature de Montréal aura aussi pesé lourd dans le choix.

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Michel Labrecque, président-directeur général de la Régie des installations olympiques

Une réhabilitation est toutefois en gestation. Dans la toute récente livraison de la revue ARQ, de l’Ordre des architectes du Québec, le rédacteur en chef, Philippe Lupien, observe que l’on a longtemps critiqué Taillibert pour des problèmes périphériques au projet, mais pas pour son travail de créateur. Il a été attaqué pour « la mise en œuvre du chantier, les coûts de construction ou l’autoritarisme du maire Drapeau », mais « il est impossible de trouver une critique architecturale de l’œuvre », souligne l’architecte.

La réconciliation avait débuté en 2017, au dévoilement de la première version d’une étude qui affirmera la valeur historique, architecturale, urbanistique et emblématique de l’ouvrage, « cette œuvre sublime qui honore la force de travail », avait soutenu l’architecte mal aimé, ovationné par les 150 participants. Un peu avant son décès, il passe un coup de fil à Labrecque. Fini le côté « acrimonieux et méfiant » de celui qui déplorait qu’on se serve du stade comme d’un entrepôt et qui voulait « sortir les pingouins » de son vélodrome transformé en Biodôme.

« Le Parc, et surtout le Stade et sa tour qui dominent l’est de l’Île par leur présence monumentale, est devenu un attrait touristique et un symbole de Montréal malgré les controverses soulevées par leur achèvement », relevait l’étude, dirigée par France Vanlaethem, professeure de l’École de design de l’UQAM. Son texte reprenait une citation de Taillibert, tirée d’un ouvrage de 1977, soit : « C’est le temps, et le temps seul, qui permet une juste analyse des valeurs. »

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Le Stade olympique et sa tour dominent le paysage de l’est de Montréal.

La tour inclinée, la plus grande du monde, était devenue une obsession pour Jean Drapeau. Dans son ouvrage La cathédrale inachevée, Guy R. Morin, aujourd’hui disparu, rappelle que lors de l’Expo 67, le maire Drapeau espérait que la France financerait la construction d’une tour similaire, à la pointe de la Cité du Havre. La tour Paris-Montréal, un legs que, finalement, l’administration de Gaulle avait trouvé trop coûteux. Drapeau revint à la charge lors de la conception du Stade olympique. Michel Labrecque défend avec énergie le stade, sa conception organique qui rappelle un coquillage. Taillibert soutiendra toujours que les ingénieurs québécois avaient dénaturé son travail, et ont été la véritable cause du dépassement gigantesque des coûts et des déboires chroniques du toit, notamment. Il avait été formé aux Beaux-Arts, la forme primait, les calculs venaient plus tard, résume Labrecque.

Une Ferrari

Ancien président de la RIO, Pierre Bibeau a, lui, bien des réserves devant l’œuvre de Roger Taillilbert. « Avoir le stade, c’est comme posséder une Ferrari. C’est magnifique, mais ce n’est pas pratique ! » Il faut, selon lui, s’interroger sur le fait que parmi tous les stades d’Amérique du Nord, celui de Montréal est le seul construit en béton, l’acier régnant partout ailleurs. En dépit des engagements de 1972, sa configuration, des gradins trop loin de l’action, ne sera pas propice au baseball. On a rapproché les gradins en 1991, mais les projets récurrents de stade au centre-ville illustrent cette déficience, selon lui. Ici, Michel Labrecque met un bémol. « Quand les Expos allaient bien, le stade était rempli ! »

À l’époque, Taillibert avait traité de « vulgaire comptable » Raymond Garneau, le ministre des Finances, forcé de ramasser les factures. « Lui ne parlait qu’en termes de réalisation technique, les coûts ne le préoccupaient pas du tout », s’est souvenu Raymond Garneau en entrevue, la semaine dernière. Ses honoraires ont été la source d’une longue guérilla judiciaire avec le gouvernement. Taillibert devait obtenir un peu plus de 14 millions.

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Jean Drapeau en conférence de presse pour la présentation du futur Stade olympique, en 1972

Lors du lancement d’avril 1972, tout le monde trouvait la proposition « magnifique », se souvient Raymond Garneau. On ne savait pas alors que tout le travail des ingénieurs restait à faire. Durant la construction, ceux qui étaient responsables des calculs n’avaient souvent que quelques jours d’avance sur le chantier. « Tout le monde était emballé par cette présentation », se rappelle Guy Pinard, ancien journaliste de La Presse, affecté au dossier olympique de 1972 à 1979.

Drapeau avait dit à Raymond Garneau « qu’on ne construit pas de monument à ceux qui ont balancé les livres ». Vingt-cinq ans plus tard, l’Industrielle Alliance, dirigée par l’ex-ministre, offrait à la Ville de Montréal une statue de bronze de son ancien maire – elle se trouve au parc situé devant l’hôtel de ville.

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Raymond Garneau, en 2000. Il a été ministre des Finances dans le gouvernement de Robert Bourassa.

Incorrigible, Drapeau continuera de rêver à des projets hors norme. Le gouvernement Bourassa est encore en train de jongler avec les factures olympiques lorsque le maire sollicite une rencontre avec le premier ministre. Raymond Garneau est invité. Le maire dévoile son nouveau projet : Québec achèterait pour 25 millions le paquebot France, pour l’installer au quai Alexandra. Il servirait à héberger les dignitaires durant les Jeux olympiques, puis serait transformé en restaurant-hôtel-casino de luxe. Le maire relève un inconvénient, mineur. Le navire est trop haut pour passer sous le pont de Québec. Il suffirait de faire couper les cheminées au Chantier Davie, tout près, minimise-t-il.

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Robert Bourassa, en 1974

Toujours courtois, Garneau sent la moutarde lui monter au nez. Et quand, devant Drapeau, Bourassa lui demande son avis, il réplique, lapidaire : « C’est fou comme de la marde, cette affaire-là ! »

Le chantier de toutes les malversations

  • Le chantier du Stade olympique, en décembre 1975

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    Le chantier du Stade olympique, en décembre 1975

  • Le chantier du Stade olympique, en juin 1975

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    Le chantier du Stade olympique, en juin 1975

  • Le chantier du Stade olympique, en mars 1976

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    Le chantier du Stade olympique, en mars 1976

  • Le chantier du Stade olympique, en mai 1976

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    Le chantier du Stade olympique, en mai 1976

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Malversations, vandalisme, problèmes techniques, rien n’aura été épargné aux responsables du chantier du Stade olympique de Montréal. Affecté dès 1972 par La Presse à la couverture de ce dossier, l’ex-journaliste Guy Pinard estime qu’une bonne part du blâme pour les problèmes du chantier olympique doit être donnée à Jean Drapeau. L’ensemble du projet, évalué à 250 millions à l’origine, aura après 40 ans drainé 3 milliards de fonds publics.


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Guy Pinard, ancien journaliste de La Presse, affecté à la couverture du chantier du Stade olympique

Montréal a obtenu les Jeux olympique en décembre 1969, « mais les travaux n’ont débuté que trois ans plus tard. Drapeau s’est ainsi mis à la merci des grandes centrales syndicales », explique Guy Pinard. Les travaux d’excavation avaient commencé au printemps 1973 ; les premiers piliers, coulés sur place, apparaissent à la fin de l’été 1974. Il ne reste alors que deux ans avant les Jeux. Une première grève, de deux mois, survient fin 1974. En mai 1975, les ouvriers débraient à nouveau, ils ne reviendront au travail qu’en novembre, on est dès lors aux prises avec la possibilité d’un report de l’évènement, un coup dur pour l’image du Québec dans le monde. Bourassa n’avait pas la fibre olympique, était imperméable aux discours sur Pierre de Coubertin, « mais il était très préoccupé par l’impact sur la réputation internationale du Québec si les Jeux étaient reportés », observe Jean-Claude Rivest, proche conseiller du premier ministre Robert Bourassa.

En novembre 1975, La Presse publie un reportage percutant : « Jeux olympiques : le cri d’alarme ! ». « On révélait que si le gouvernement du Québec n’intervenait pas, les Jeux n’auraient pas lieu », rappelle Guy Pinard. Dès le lendemain, c’était confirmé. Québec créait un nouvel organisme, la Régie des installations olympiques (RIO), qui prenait immédiatement le contrôle du chantier. Le temps manquait, mais aussi l’argent. Fin 1975, la capacité de payer de la Ville de Montréal était au point de rupture. Robert Bourassa « avait été stratégique et avait attendu jusqu’au moment où Drapeau ne pouvait plus respirer financièrement », estime encore l’ex-ministre Garneau.

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Jean Drapeau et Robert Bourassa, au milieu des années 1970

Rouleau compresseur

Pour Jean-Marc Bard, ancien président de la RIO, l’inexpérience de Taillibert en Amérique du Nord a pesé lourd. « Il n’avait jamais travaillé ici », souligne-t-il. « La commission Malouf l’a démontré, il pouvait entrer sur le chantier, donner des ordres contradictoires sur la marche à suivre, il a sa part de responsabilité », fait observer Guy Pinard.

Claude Rouleau, sous-ministre aux Transports, se vit confier les commandes de la RIO, et sa première décision fut d’interdire l’entrée du chantier au maire et à l’architecte. Claude Rouleau était une force de la nature, un « bulldozer ». « Bourassa lui avait donné carte blanche, y compris face à Drapeau et à Taillibert », rappelle Pinard. « C’est lui qui a sauvé les Jeux olympiques », lance Raymond Garneau.

« Rouleau était celui qui pouvait défoncer les portes quand c’était nécessaire. Il était capable de prendre un cognac avec Louis Laberge… le matin ! », se souvient Jean-Claude Rivest. Le juge Albert Malouf eut le mandat de mettre en lumière les raisons des dépassements de coûts. Rouleau, qui s’est éteint il y a quatre ans, fut accusé d’abus de confiance et mis à l’amende.

Avec son homme de confiance, Roger Trudeau, Rouleau se rend au chantier dès le premier matin. Ils observent les ouvriers qui, après avoir pointé en arrivant, ressortent pour aller tranquillement déjeuner en ville. Autre décision rapide au sujet des grues – pas moins de 90 – qui encombraient le chantier du stade. La plupart du temps inactives, elles représentaient un poste de dépenses exorbitant. Il avait toutefois tenu à ce qu’une grue soit laissée sur la tour, durant les Jeux, pour bien signifier que le travail n’était pas terminé.

« Mon oncle était propriétaire de Crane Québec, il en a monté, des grues ! Et elles n’ont pas travaillé fort », convient Michel Labrecque, l’actuel patron du Parc olympique. « Bien du monde a mangé au râtelier à l’époque, à cause de l’urgence des travaux. Il y a le meilleur et le pire de nous dans ce chantier, on voulait tellement ces Jeux », résume Labrecque.

Taillibert accuse

Taillibert se videra le cœur dans un court ouvrage, Stade olympique de Montréal, mythes et scandales, publié en 2010. Après la commission Malouf, il rappelle la liste des abus survenus dans la réalisation du Parc olympique. Des « ready-mix » qui entraient sur le site, « pleins de béton, par une porte et repartaient par une autre sans avoir déposé leur chargement » parfois trois fois par jour. « Ils livraient en ville, à des amis, sur des sites ou on construisait des villas ou des piscines privées. »

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Roger Taillibert, en 2010

Trois cents employés étaient payés pour les travaux sur le mât ; ils étaient 80 en réalité. Le responsable du coffrage pour le béton du mât expliqua que les équipes de nuit défaisaient ce que faisaient leurs collègues de jour ; les coûts seront multipliés par quatre, relève aussi Taillibert.

Raymond Garneau se souvient bien du moment où il avait réalisé la complexité stupéfiante du chantier. Lors d’un échange avec Fernand Bibeau, patron de Schokbéton, qui avait obtenu de Montréal le contrat pour la confection des 40 « voussoirs », il comprend que chacune de ces pièces névralgiques est différente. « Pour chaque pièce, rappelle Garneau, il fallait des ajustements au millimètre. » Mais cela explique « une partie seulement des dépassements de budget ».

« Il serait plus juste de parler d’une grossière sous-estimation des coûts de la part de Roger Taillibert, cela a été l’erreur fondamentale », observe M. Garneau. On l’a peu relevé, mais le Parc des Princes, l’ouvrage emblématique de Taillibert à Paris, avait coûté trois fois plus que prévu, rappelle-t-il.

« Plus de patchs que de toile » sur le Stade

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La toile du Stade olympique, en 2010

On ne le voit pas, mais pas moins de 16 000 trous sont apparus dans la toile du Stade olympique, mise en place par Birdair, il y a près de 25 ans. D’un diamètre d’une pièce de 1 $ environ, ils ont été bouchés par des rustines, collées à la chaleur. « Il y a peut-être plus de patchs que de toile maintenant », ironise David Heurtel, ex-patron de la RIO.

Depuis le début, les responsables de la Régie des installations olympiques ont partagé la même inquiétude ; que le ciel leur tombe sur la tête, littéralement. Les problèmes du toit du Stade olympique ont plombé l’image de tout l’ouvrage.

Toit rétractable, toit rigide, toit en partie démontable ; la table de travail des présidents de la Société du Parc olympique s’est avec le temps encombrée de projets parfois éphémères, parfois audacieux, mais toujours trop coûteux.

On s’est trompés deux fois, on n’a pas les moyens d’une autre erreur, on n’en est pas à une année près.

Michel Labrecque, président-directeur général de la RIO, en entrevue

Protéger les gradins et les installations du climat reste essentiel, insiste-t-il. En attendant, on répare la toile.

Il ne veut plus parler de budget, ni même d’échéancier précis. Pour l’heure, on est à l’étape de la qualification des soumissionnaires et jusqu’ici, un seul consortium a levé la main, où l’on retrouve les québécoises Pomerleau et Canam.

Avant la pandémie, le Parc olympique rêvait encore d’un toit fixe, mais en partie démontable pour accueillir des évènements prestigieux, comme la Coupe du monde de soccer. Mais on s’est rendu compte que ces évènements étaient rarissimes et que, surtout, l’entrepreneur ne garantissait pas le maintien de l’étanchéité de l’ouvrage, refermé après avoir été ouvert.

Quand le maire Drapeau dévoile la maquette début avril 1972, Roger Taillibert prévoit une toile en Kevlar, un matériau alors à l’avant-garde. Confectionnée à Marseille, elle passera dix ans dans un entrepôt, en Allemagne. Elle sera tendue sur des câbles en acier, plus gros et plus lourds que ceux en nylon compatibles avec le Kevlar, prévus à l’origine. Résultat, la toile s’est usée prématurément, d’autant plus qu’elle était plus vulnérable que prévu aux rayons du soleil. À partir de 1988, les déchirures se multiplient, un nouvel entrepreneur, Birdair, est choisi. Son toit installé à l’automne 1998 creva sous le poids de la neige en janvier 1999, juste avant le Salon de l’auto.

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La toile de Birdair, installée en 1998, a crevé sous le poids de la neige en janvier 1999.

Le toit de Taillibert restait un prototype, « il n’y avait qu’un précédent, pour une piscine à Paris, pour une surface dix fois moins grande », relève Labrecque. Dès le début, l’architecte Jean-Claude Marsan, alors directeur de l’École d’architecture de l’Université de Montréal, estime que l’entreprise est risquée. Par précaution, on doit prévoir un toit capable de supporter cinq fois la quantité de neige prévue. On parle de 10 mètres de neige, et le toit de Taillibert avait été conçu pour 30 centimètres, relevait alors Marsan.

« Le toit rétractable tel qu’il figurait dans mon projet n’a jamais existé ! », avait tranché Roger Taillibert dans sa plaquette Stade olympique de Montréal, mythes et scandales. Ce toit finalement monté en 1987 « fut l’occasion de jeter une nouvelle fois l’argent par les fenêtres », s’insurge l’architecte. Le toit pèsera 200 tonnes de plus que ne le prévoyaient les plans, l’usure prématurée était inévitable, à cause de la charge, pas à cause du matériau, utilisé encore par la NASA. Jusqu’à sa mort, l’architecte plaidera qu’il fallait revenir à la toile de Kevlar.

En 1994, à la fin du régime libéral, Pierre Bibeau, patron de la RIO, mit de l’avant un projet de toit fixe, métallique, qui fut abandonné.

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Pierre Bibeau, en 2014

Pour Michel Labrecque, ce qui reste incontournable, c’est la nécessité de doter le stade d’un toit pour le préserver des éléments. Exposés au gel, la structure et les gradins se détérioreraient rapidement. « On a un stade en bonne santé, il est bon pour 50 ans encore. C’est un actif de 5 milliards, il ne faut pas l’oublier », insiste le patron du Parc olympique.