Jamais les étudiants n’ont été aussi sollicités sur le marché du travail. Avec la pénurie de main-d’œuvre, on se les arrache, littéralement.

C’est du jamais-vu dans les centres de carrière d’universités, qui font le pont entre les entreprises et les étudiants.

« ll y a deux fois plus d’offres de stage qu’on a d’étudiants disponibles », affirme André Raymond, directeur du service du développement professionnel à l’Université Laval.

Informatique, génie, comptabilité, administration, marketing, sciences infirmières : la demande est la plus forte dans les secteurs où le manque de main-d’œuvre est criant.

Cet été, l’Université de Sherbrooke a reçu 5181 offres de stage COOP pour 1905 étudiants inscrits. À titre comparatif, elle avait reçu 3327 offres à l’automne 2019. L’Université Laval enregistre aussi des records d’offres de stage. En technologies de l’information, par exemple, le ratio frôle 50 offres par étudiant. Et c’est sans compter les entreprises qui prennent contact avec les jeunes en dehors des services de placement des universités. (La majorité des étudiants trouvent un stage de cette façon, estime M. Raymond.)

« Chez nous, c’est presque 80 % des étudiants [québécois] qui travaillent. Ça n’a jamais été aussi élevé et ils n’ont jamais fait autant d’heures », constate-t-il.

Pour dépasser la compétition, les entreprises se font de plus en plus insistantes auprès des étudiants, qui en souffrent.

« T’as des employeurs qui sont insistants, qui rajoutent des sous, qui ne donnent pas le temps de réfléchir aux différentes offres. Les étudiants sont mis sous pression, déplore M. Raymond. On le voit, on n’a jamais eu autant de consultations individuelles. Les étudiants sont de plus en plus mêlés. »

Pour la première fois, des centres de carrière de plusieurs universités (dont l’Université Laval, l’Université de Sherbrooke, Polytechnique Montréal, l’École de technologie supérieure et Concordia) ont décidé d’unir leurs forces. Début avril, près d’une quinzaine d’établissements ont participé à une rencontre qui visait à nommer le problème et à trouver des pistes de solution.

« On veut établir un discours avec les employeurs, les organisations et le politique pour s’assurer qu’il y a un certain niveau d’éthique et de bienveillance auprès des étudiants », dit André Raymond.

15 heures de travail maximum

Les centres de carrière le constatent trop souvent : à court de bras, les entreprises font pression sur les étudiants pour qu’ils travaillent plus.

C’est arrivé à Sophie*. L’an dernier, l’étudiante en psychoéducation travaillait dans un centre jeunesse de la Montérégie. « Il y avait une énorme pression pour que je travaille plus. Si je n’étais pas disponible, on me menaçait qu’il y aurait des répercussions », raconte Sophie, qui n’a pas souhaité être identifiée par crainte de représailles de son ex-employeur.

Après des mois à se battre pour un horaire plus flexible, elle a jeté l’éponge. La goutte de trop : son employeur lui a refusé de prendre congé le jour d’un examen final.

« La personne responsable me disait que tout le monde sur la liste de rappel était étudiant, qu’elle ne voyait pas pourquoi moi, je n’étais pas capable », relate-t-elle.

C’est vrai, la pénurie de main-d’œuvre doit parfois occasionner « des histoires qui ne sont pas toujours faciles », convient Charles Milliard, PDG de la Fédération des chambres de commerce du Québec (FCCQ).

« Mais les employeurs qui [n’ont pas les bonnes pratiques], probablement qu’ils n’auront pas d’employés autant qu’ils le voudraient. Le mot se passe », dit-il.

En février, la FCCQ a dévoilé sa Charte des employeurs pour la persévérance scolaire afin de favoriser la conciliation travail-études. Les employeurs qui la signent (plusieurs centaines, jusqu’à maintenant) s’engagent, grosso modo, à faire preuve de flexibilité à l’égard des employés-étudiants.

Or, la charte de la FCCQ ne fait aucune mention du nombre de quarts de travail recommandé par semaine pour un étudiant à temps plein. « C’est extrêmement variable. Ce n’est pas une charte quantitative […], on voulait que le message qualitatif soit plus fort », dit M. Milliard.

« L’équilibre devrait être d’une quinzaine d’heures par semaine maximum », répond Alain Tremblay, directeur général du service des stages et du placement à l’Université de Sherbrooke.

Surtout, il déconseille aux étudiants de terminer leurs études à temps partiel si l’employeur l’offre, comme ça arrive de plus en plus : « La première job d’un étudiant, c’est d’étudier. »

Contourner les règles

Chaque année, les centres de carrière définissent des règles bien précises pour éviter que le recrutement ne vire en cohue.

Face à la nouvelle concurrence, plusieurs entreprises contournent les règles.

Récemment, un cabinet a tenu sa propre journée carrière, en dehors de l’évènement officiel organisé par l’Université Laval. Pour courtiser les étudiants, l’entreprise remettait un cadeau d’une valeur de 250 $ à ceux et celles qui se présentaient.

« C’est particulier, des étudiants qui commencent à accepter des cadeaux d’employeurs ou d’organisations qui veulent bien se positionner », dit M. Raymond.

Ou encore : des entreprises vont promettre des salaires ou des conditions de travail alléchantes… et parfois trompeuses.

« L’affichage promettait vraiment la lune. C’était beaucoup de buzzwords », se souvient encore Vincent, étudiant en science politique.

L’an dernier, l’offre de stage d’une firme de marketing sur laquelle il était tombé était trop belle pour passer à côté. Les tâches décrites incluaient l’organisation de séminaires et l’idéation de campagnes de marketing… il n’en fut rien.

« La job, c’était de faire des cold calls et la job plate que les vrais salariés ne voulaient pas faire », rapporte l’étudiant, qui a signé un accord de non-divulgation avec l’entreprise, car elle gère des contrats sensibles, et qui ne peut donc pas être identifié.

« C’était littéralement de la publicité mensongère », lâche-t-il, encore un peu amer.

* Prénom fictif pour protéger l’identité de la personne

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    Source : Emploi-Québec