La Société Radio-Canada présentera des excuses pour avoir utilisé le « mot commençant par un N » lors d’une émission de radio à l’été 2020, tel qu’exigé par le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC). Dans une rare entrevue accordée à un média francophone, l’artiste à l’origine de la plainte, Ricardo Lamour, appelle le diffuseur public à plus de prudence quant à l’utilisation de ce terme.

« L’utilisation de ce mot est blessante pour plusieurs au sein de nos auditoires et de nos équipes, et nous en sommes profondément désolés », déclare la direction dans un communiqué publié mercredi.

Radio-Canada fera toutefois appel de la décision de l’organisme fédéral rendue le 29 juin, « une ingérence dans le travail journalistique au pays ». « Celui-ci n’avait ni l’autorité ni la juridiction pour rendre cette décision et a, en exerçant son pouvoir discrétionnaire, ignoré la liberté de la presse que garantissent la Charte canadienne des droits et libertés et la Loi sur la radiodiffusion », plaide-t-on.

Mais le diffuseur public reconnaît que le « mot [commençant par un] N » est une « insulte raciste et blessante, en français et en anglais », et qu’« il doit être mis en contexte afin d’essayer de minimiser le mal que son utilisation pourrait causer ».

Le « mot commençant par un N » a été utilisé quatre fois lors du segment « Actualité avec Simon Jodoin : Certaines idées deviennent-elles taboues ? », présenté le 17 août 2020 pendant l’émission Le 15-18 sur ICI Radio-Canada Première. Le chroniqueur Simon Jodoin et l’animatrice Annie Desrochers y discutaient d’une controverse autour du livre de Pierre Vallières Nègres blancs d’Amérique.

« Nous allons ajouter une mise en garde à l’émission pour sa webdiffusion afin que les auditeurs soient avertis de ce qu’ils pourraient entendre », écrit la direction, qui a annoncé du même coup « une revue interne de ses politiques et normes relatives au langage qui peut être blessant ». Cette demande, incluse dans le jugement du 29 juin, « nous [y répondons] parce que nous pensons que c’est la bonne chose à faire, et pas parce que le CRTC nous a dit de le faire », note toutefois le diffuseur.

Déconcentré, irrité, dérangé

Lors d’une rare entrevue sur le sujet accordée à un média francophone, In Texto, un mensuel de la communauté haïtienne, et publiée mercredi, le plaignant, Ricardo Lamour, est revenu sur l’origine de sa plainte déposée en 2020, deux mois après la mort de George Floyd aux États-Unis, dans « le contexte de compréhension évolutive des mesures à mettre en place pour être à l’écoute des enjeux des membres des communautés noires en Amérique ».

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ÉCOUTEZ l'entrevue complète sur le site d'Intexto.ca

« Qu’une émission discute en nommant à répétition le titre d’un livre – qui dans son essence, a sa légimité […] – où [il y a] le mot en “N”, de voir que ce mot a été nommé sans avertissement, sans précaution, sans mise en contexte de ce qu’il signifie, de la charge qui l’accompagne, que la discussion ait lieu entre deux personnes caucasiennes sur ce qui les intéressait dans l’œuvre de Vallières, ceci m’a déconcentré, irrité, dérangé », y explique-t-il.

Ce n’est pas une atteinte à la liberté d’expression, cette décision [du CRTC] ou cette action que j’ai faite, c’est un appel à la responsabilité d’expression, un appel à la profondeur des sujets qui sont entretenus par les personnes caucasiennes avec des mots qui ont été utilisés comme arme pendant des siècles et pour lesquels il y a un déficit pédagogique pour informer la société dominante.

Ricardo Lamour, extrait tiré d’une entrevue accordée au mensuel In Texto

Au micro du journaliste Jean Numa Goudou, Ricardo Lamour critique aussi durement la démarche entreprise par de nombreuses têtes d’affiche de la société d’État.

Une revue interne

Dans une lettre ouverte publiée dans La Presse le 1er juillet, des journalistes et d’ex-ombudsmans de Radio-Canada demandaient à la société d’État de « contester vigoureusement » les excuses réclamées par le CRTC.

« Certains de nos journalistes ont exprimé leur opinion sur le fait qu’il s’agit uniquement d’une question de liberté d’expression, mais nous savons que les mots peuvent blesser et doivent être utilisés avec soin », peut-on d’ailleurs lire dans le communiqué de la direction de Radio-Canada.

En son nom personnel, l’un des auteurs de la lettre du 1er juillet, l’animateur vedette Alain Gravel, s’est toutefois montré dubitatif face à cette réaction en deux teintes de Radio-Canada. Bien qu’il salue la contestation de la décision du CRTC, l’ancien morningman de Radio-Canada s’explique mal la décision de son employeur de présenter des excuses.

Je ne veux pas passer pour celui qui lutte pour dire ce mot-là de façon légère et irresponsable, je suis très conscient de la charge de ce mot-là, on est très conscients qu’il faut l’utiliser de façon exceptionnelle, dans un contexte informatif. Mais après ce mot-là, ça va être lequel ?

Alain Gravel, animateur de Radio-Canada

Quant à la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ), elle salue la décision de porter en appel la décision du CRTC.

Par rapport à la décision de présenter des excuses, le président de la FPJQ, Michaël Nguyen, estime qu’il s’agit avant tout d’un « choix éditorial » de Radio-Canada. « L’important, c’est que le CRTC ne se substitue pas aux salles de rédaction et aux chefs de nouvelles, ce doit être un choix de chaque média [de bannir certains mots] », explique-t-il.

Un débat « complexe », dit Trudeau

Invité à commenter l’affaire, Justin Trudeau n’a pas voulu plonger la tête première dans le débat, préférant jouer les équilibristes. « On va toujours être là pour défendre la liberté d’expression et l’importance de l’indépendance journalistique, mais nous devons aussi être sensibles au fait qu’il y a des mots qui ont une lourdeur historique significative, qui continuent aujourd’hui à être blessants », a affirmé le premier ministre du Canada en marge d’une annonce à Kingston.

Au cabinet de la ministre provinciale de la Culture et des Communications, Nathalie Roy, on réitère que la décision du CRTC est « une grave atteinte à la liberté d’expression ».

Avec la collaboration de Mélanie Marquis et d’Henri Ouellette-Vézina, La Presse