Il nie tout lien avec Vladimir Poutine

Un ancien banquier qui a fui la Russie deux jours avant l’invasion de l’Ukraine se dit traité injustement par Ottawa. Malgré son exil prolongé, il demeure sanctionné à titre de membre présumé du « cercle restreint » de Vladimir Poutine et ne peut venir au Canada. Rien pour encourager les élites à suivre son exemple et tourner le dos aux institutions russes, déplorent ses avocats.

Au bout du fil, la voix est ferme, mais mesurée. Lev Khasis est une star du monde des affaires en Russie ; il a l’habitude de parler en public. Mais en conversation avec La Presse, il est prudent.

« Ma situation est très spécifique. Je crois vraiment que ce que le gouvernement canadien a fait dans mon dossier est une injustice. Ce n’est pas juste », dit-il.

Si M. Khasis est dans la ligne de mire des autorités canadiennes, c’est à cause de son implication dans le secteur bancaire. Après avoir connu un grand succès dans le domaine du commerce de détail en Russie, et après un bref passage comme vice-président principal du géant américain Walmart, l’homme d’affaires a rejoint les rangs de Sberbank, plus grande banque russe, en 2013. Il est devenu l’un des plus hauts dirigeants de l’institution financière dont l’actionnaire majoritaire est l’État russe.

À l’époque, le poste n’avait rien d’une tare sur la scène internationale : 45 % du capital de la banque était détenu par des investisseurs étrangers. Même la Caisse de dépôt et placement du Québec faisait partie de ses actionnaires jusqu’à récemment.

La vie de M. Khasis a basculé peu avant le début de la guerre. Selon ses avocats, le gestionnaire prévoyait déjà de quitter Sberbank pour aller vivre aux États-Unis, où certains de ses enfants habitent.

« Toutefois, une fois qu’il est devenu clair que les relations entre la Russie et l’Occident se détérioraient rapidement, M. Khasis a devancé la date de sa démission et l’a rendue immédiate », explique MJohn W. Boscariol, du cabinet McCarthy Tétrault, qui représente les intérêts de l’ancien banquier au Canada.

M. Khasis a quitté son poste le 22 février 2022, deux jours avant l’invasion de l’Ukraine, dont il n’avait pas été prévenu, assure son avocat. Des médias locaux ont insisté sur le fait qu’il avait pris la « fuite ». « Ce fut un choc pour les employés », selon le quotidien russe Vedemosti.

Infliger un coût élevé au régime

Lorsque les troupes russes sont passées à l’attaque, Ottawa a imposé des sanctions contre de nombreuses personnalités qualifiées de « membres importants du cercle restreint du président Poutine », dont M. Khasis. Les mesures adoptées interdisent aux Canadiens de faire affaire avec l’ancien banquier ou de lui offrir des services financiers. Elles l’empêchent aussi d’entrer au Canada.

« Les sanctions imposées aujourd’hui seront appliquées de manière concertée avec celles de nos partenaires afin d’infliger des coûts élevés au régime russe », a déclaré ce jour-là la ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly.

PHOTO NICK IWANYSHYN, LA PRESSE CANADIENNE

Mélanie Joly

D’autres pays ont emboîté le pas : le Royaume-Uni a sanctionné M. Khasis le 24 mars dernier, en citant la décision du Canada comme justification. L’Australie a suivi peu après.

M. Khasis a pu s’installer en Floride, car les États-Unis ne lui ont imposé aucune sanction. Mais il affirme que l’impact de la décision canadienne sur sa vie demeure majeur. Il ne peut visiter son frère de 73 ans atteint de la maladie d’Alzheimer, qui est citoyen canadien et habite dans une résidence pour personnes âgées en Ontario. Sa mère est enterrée dans un cimetière de Toronto, mais il ne peut se recueillir sur sa tombe.

Plus généralement, les sanctions ont une incidence qui dépasse les frontières, « en raison de la façon dont les institutions financières et les entreprises fonctionnent », affirme son avocat.

« Ces impacts incluent des limitations significatives sur la capacité de M. Khasis à participer à des relations commerciales ordinaires et d’accéder à des services financiers », selon Me Boscariol.

L’avocat affirme que son client n’a jamais été impliqué en politique et n’a aucun lien avec Vladimir Poutine. « En fait, il n’a jamais rencontré le président Poutine », assure-t-il.

Sberbank « était très différente des autres banques détenues par l’État » et ses dirigeants prenaient leurs décisions en toute indépendance du gouvernement, dit-il.

Décourager les autres

L’imposition de sanctions à l’ancien banquier envoie un drôle de message, croit l’avocat.

« Les sanctions sont typiquement utilisées pour mener à un changement de comportement. Il est difficile de voir comment cela pourrait s’appliquer au cas de M. Khasis. Il a coupé ses liens avec Sberbank et vit aux États-Unis. Il n’y a rien qu’il puisse faire pour influencer les évènements en Russie ou en Ukraine », dit-il.

« La décision de désigner M. Khasis est susceptible de décourager d’autres personnes de suivre son exemple et quitter le rôle qu’elles occupent dans le monde des affaires en Russie, puisque même si elles le font, elles risquent tout de même d’être sanctionnées dans les pays occidentaux », ajoute MBoscariol.

L’avocat a demandé au Canada de reconsidérer sa décision, sans succès jusqu’ici. M. Khasis a aussi retenu pendant un certain temps les services du lobbyiste montréalais Jonathan Goldbloom.

Andrea Charron, une professeure associée à l’Université du Manitoba qui étudie le régime de sanctions canadiennes, croit que ce dossier soulève des questions importantes.

« Le but est de pousser les élites russes à repenser leur ligne de conduite. Si nous continuons à sanctionner ceux qui se sont distancés de Poutine, est-ce que cela sert nos objectifs ? », demande-t-elle.

PHOTO TIRÉE DU SITE DU RÉSEAU D’ANALYSE STRATÉGIQUE

Andrea Charron

Il y a peut-être une raison pour le garder sur la liste, mais contrairement à l’Union européenne et au Royaume-Uni, le Canada ne fournit pas une explication détaillée pour chaque individu sanctionné.

Andrea Charron, professeure associée à l’Université du Manitoba

En matière de sanction, « le Canada est bon pour sortir des noms, pour initier des sanctions, mais pas pour les appliquer, en faire le suivi et les ajuster par la suite », souligne l’experte.

Un instrument du gouvernement russe

Juliet Johnson, professeure de science politique à l’Université McGill et auteure d’un livre sur le système bancaire russe, croit pour sa part que bien qu’il le nie, M. Khasis a bel et bien été un rouage important du régime de Vladimir Poutine à travers son poste dans une institution stratégique.

« La Fédération russe est un État autoritaire », dit-elle. Or, Sberbank est détenue majoritairement par le ministère des Finances russe et son président a été l’un des plus proches conseillers économiques de Poutine pendant des années, souligne-t-elle.

« Sberbank est un instrument du gouvernement russe, point final », martèle la professeure.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE L’UNIVERSITÉ MCGILL

La professeure Juliet Johnson

Mme Johnson croit elle aussi que la levée des sanctions contre les élites russes qui quittent le pays, si elle est bien encadrée, pourrait favoriser les objectifs des pays occidentaux. Mais elle demeure prudente. « À ma connaissance, M. Khasis n’a pas dénoncé publiquement la guerre et le gouvernement russe ni exprimé son intention de renoncer à sa citoyenneté russe », observe-t-elle.

Questionné par La Presse, Affaires mondiales Canada a refusé de préciser les motifs qui justifient les sanctions contre l’homme d’affaires. Le Ministère refuse aussi de préciser si quelqu’un a déjà réussi à faire annuler des sanctions en s’adressant au gouvernement fédéral.

Un porte-parole d’Affaires mondiales Canada, Grantly Franklin, a tout simplement rappelé que le Canada a inscrit plus de 1000 personnes sur sa liste de sanctions contre la Russie, depuis un an. « Ces inscriptions tiennent compte des liens directs ou indirects de chaque personne avec le régime russe et de la provision d’un soutien direct ou indirect aux personnes ou entités qui appuient la guerre illégale du président Poutine en Ukraine », a-t-il déclaré.

En savoir plus
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    Nombre total d’individus russes, ukrainiens et biélorusses sanctionnés par le Canada en lien avec l’invasion de l’Ukraine
    SOURCE : Affaires mondiales canada
    356
    Nombre d’entités russes, ukrainiennes et biélorusses sanctionnées par le Canada en lien avec l’invasion de l’Ukraine
    Source : Affaires mondiales Canada