Pris au piège dans la bureaucratie d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC), deux pères de famille peinent à voir leurs enfants, restés dans leur pays d’origine. Pendant ce temps, d’autres demandes sont traitées avant les leurs.

Ce qu’il faut savoir

  • Un réfugié turc attend depuis dix mois un document de voyage pour aller voir son fils malade.
  • Le délai moyen pour obtenir ce document est de 20 jours ouvrables.
  • IRCC traite en priorité des demandes faites après celle de ce père de famille.
  • Par ailleurs, deux adolescents belges, dont le père vit au Québec, n’obtiendront pas la citoyenneté canadienne en raison des délais de traitement d’IRCC.

« Si j’avais su que ça allait prendre un an, je l’aurais dit à mon garçon », dénonce Özgür Deniz Deger. Ce psychiatre et réfugié politique turc attend depuis environ 310 jours que le gouvernement canadien lui délivre un titre de voyage de réfugié.

C’est 15 fois plus long que le délai normal. En effet, ce document est censé être délivré en 20 jours ouvrables, selon le site internet d’IRCC.

Depuis l’assouplissement des mesures sanitaires et l’augmentation du nombre de demandes de documents de voyage, IRCC a pris du retard, a reconnu par courriel la conseillère en communications d’IRCC Mary Rose.

« Les demandes de titre de voyage pour réfugié soumises depuis le 3 octobre 2022 sont présentement traitées dans le respect de la norme de service de 20 jours ouvrables », a-t-elle précisé. M. Deger, lui, a envoyé sa demande trois mois plus tôt, le 7 juillet 2022.

Ceux [comme M. Deger] qui ont présenté une demande avant le 3 octobre 2022 et qui ont un besoin urgent de leur titre de voyage doivent envoyer une demande de renseignements sur l’état de leur demande déjà soumise et signaler leur besoin urgent en précisant la raison, plutôt que de présenter une nouvelle demande.

Mary Rose, conseillère en communications d’IRCC

En d’autres mots, même s’il attend depuis près d’un an, la demande de M. Deger n’est pas traitée en priorité par le Ministère.

Ce n’est pas faute d’avoir contacté IRCC à répétition depuis près d’un an. Ni d’avoir offert d’envoyer une preuve que son cas était urgent, affirme M. Deger, courriels à l’appui.

Ce père de famille a fui la Turquie en 2021, laissant derrière une carrière, des amis, de la famille et, surtout, son fils de 10 ans.

Depuis, la santé mentale du garçon – qui vit avec son ex-femme – s’est détériorée. L’enfant a besoin de voir son père, conclut un rapport de psychiatrie turc consulté par La Presse.

Ne pouvant retourner en Turquie pour des raisons évidentes, M. Deger espère passer du temps avec son fils en Allemagne, où il peut se rendre sans visa. Mais pour sortir du Canada, il a besoin de ce titre de voyage.

Il espérait pouvoir partir l’été dernier. Il ne sait pas s’il pourra serrer son fils dans ses bras cet été.

La culpabilité 

« Chaque jour, on fait un appel vidéo. Chaque jour, mon fils est triste, il pleure. Et chaque fois, je me sens coupable », confie M. Deger. Ses yeux se voilent : « C’est frustrant, décourageant, et ça me rend triste. Si on fait des promesses à nos enfants, on doit les tenir. »

À la fin de l’année 2022, accablé, M. Deger a demandé de l’aide du bureau fédéral de sa circonscription d’Ahuntsic-Cartierville, à Montréal. Il s’agit de celui de la ministre des Affaires étrangères Mélanie Joly.

En janvier – soit sept mois après l’envoi de sa demande –, IRCC lui a annoncé par lettre que les photos lui étaient parvenues endommagées. M. Deger en a transmis de nouvelles. Rien n’a bougé.

Deux mois plus tard, surprise : on lui a demandé une preuve que son cas était urgent. La preuve même qu’il proposait de fournir depuis le tout début.

« Pourquoi ont-ils attendu neuf mois pour me la demander ? », se demande-t-il.

Des retards d’un bout à l’autre du processus

L’explosion des délais chez IRCC a des effets aussi sur l’obtention de la citoyenneté canadienne.

Thomas Philippe, un Belge, est arrivé au Québec en 2015 avec sa conjointe à l’époque et leurs deux enfants, maintenant adolescents.

Après la séparation du couple, les enfants sont retournés vivre en Belgique avec leur mère. Le plan était qu’ils reviennent au Québec plusieurs semaines l’été. Toute la famille avait la résidence permanente canadienne.

Ils étaient aussi candidats à la citoyenneté canadienne, à condition de demeurer au pays au moins trois ans dans les cinq ans avant de l’obtenir.

En 2020, M. Philippe a déposé la demande de citoyenneté pour lui et ses deux fils. Le temps d’attente moyen pour une demande de citoyenneté est de 21 mois, selon le site d’IRCC.

Mais 28 mois plus tard, le père est toujours sans réponse. Pendant ce temps, ses enfants ont perdu leur statut de résident permanent. La nouvelle est tombée alors que la famille prévoyait les vacances de cet été.

M. Philippe a dû envoyer une demande de renonciation à la résidence permanente (et à la citoyenneté) pour ses deux garçons. Pendant que ce formulaire est traité – ça pourrait prendre des mois –, les enfants ne peuvent pas voyager au Canada.

« Je suis excédé », s’exclame ce résidant de Saint-Jérôme, dans les Laurentides. « Pour moi, c’était un investissement de cœur. Je voulais que mes garçons aient la chance de pouvoir choisir entre deux pays. Finalement, ce que j’ai fait pour eux, ça n’a servi à rien, à cause des délais. »

Précision :
Dans une version précédente de ce texte, nous indiquions que M. Deger a fait sa demande le 7 juin 2021. C’est plutôt le 7 juillet. Nos excuses.