La relation amoureuse entre une ingénieure forestière du ministère des Forêts à Sherbrooke et le responsable de l’approvisionnement en bois de la papetière Domtar crée un malaise dans le milieu forestier estrien.

Ce conflit d’intérêts potentiel inquiète d’autres utilisateurs de la forêt publique, qui craignent un favoritisme à l’égard de Domtar, deuxième bénéficiaire en importance de « garantie d’approvisionnement » en forêt publique en Estrie, et le premier pour le feuillu, avec un volume annuel autorisé de 11 850 mètres cubes (m⁠3) de bois pour la période 2023-2028.

L’ingénieure forestière en question a été embauchée il y a moins d’un an au ministère des Ressources naturelles et des Forêts (MRNF), alors que son conjoint, lui aussi ingénieur forestier, était déjà coordonnateur de « l’approvisionnement en fibre » de la papetière.

Tous deux sont issus de la même cohorte de l’Université Laval, où ils ont reçu leur diplôme en 2007. La Presse a choisi de ne pas les nommer, puisqu’aucune faute professionnelle ne leur est actuellement reprochée.

PHOTO JESSICA GARNEAU, LA TRIBUNE

L'usine de la papetière Domtar à Windsor, en Estrie

Leur relation était déjà connue dans le milieu forestier estrien ; elle avait été évoquée en 2022 à la « Table de gestion intégrée des ressources et du territoire » de la région, dont madame était la coordonnatrice avant d’être embauchée au MRNF, et où monsieur siège toujours à titre de représentant des bénéficiaires de garantie d’approvisionnement – le directeur de la gestion des forêts du MRNF en Estrie y siège aussi.

« Ça paraît mal, je comprends mal qu’on se place dans une situation comme celle-là », s’étonne André Roy, président du conseil d’administration du Syndicat des producteurs forestiers du sud du Québec (SPFSQ).

Le Ministère a une patate chaude dans les mains.

André Roy, président du conseil d’administration du Syndicat des producteurs forestiers du sud du Québec

Les producteurs de sirop d’érable, qui ont longtemps réclamé un meilleur partage de la forêt publique, craignent que la situation entraîne « un certain penchant pour une production forestière plus qu’acéricole », a déclaré à La Presse le président régional des Producteurs et productrices acéricoles du Québec en Estrie, Jonathan Blais.

« Ce n’est rien contre les compétences de la dame », mais la situation est « délicate et gênante » pour le ministère des Ressources naturelles et des Forêts, affirme M. Blais.

Ça donne l’impression que tout est arrangé, ça vient alimenter le cynisme envers ce ministère-là.

Jonathan Blais, président régional des Producteurs et productrices acéricoles du Québec en Estrie

D’autant plus que l’État se soustrait à l’obligation qu’il impose aux autres propriétaires forestiers de préserver les érablières, s’offusque André Roy.

« Nous, en terre privée, on est tenus à un système assez serré, il faut conserver le potentiel acéricole, dit-il. C’est deux poids, deux mesures. »

Une « grande sensibilité »

L’ingénieure forestière concernée « a une très grande sensibilité pour les autres usagers » de la forêt publique et ne favoriserait pas indûment son conjoint, nuance la présidente bénévole de l’organisme Sentiers frontaliers, Monique Sholz.

Elle estime que le ministère des Forêts n’administre pas bien la forêt publique et favorise l’industrie du bois au détriment des autres usagers, mais juge que le problème est généralisé et précède la situation actuelle.

Les fonctionnaires du Ministère ont toujours dormi dans le même lit que l’industrie, au sens figuré ; là, c’est pour de vrai, mais ça [ne change rien].

Monique Sholz, présidente bénévole de l’organisme Sentiers frontaliers

Planification et autorisations

Le rôle des ingénieurs forestiers travaillant dans les bureaux régionaux du MRNF est notamment de « déterminer où et comment le volume qui a été attribué [aux entreprises forestières] pourrait être récolté », explique François Laliberté, président de l’Ordre des ingénieurs forestiers du Québec et chargé de cours à l’Université Laval.

Ce sont donc eux qui déterminent les secteurs ciblés, les essences visées et les types de coupes à exécuter, tout comme il leur revient d’approuver la « programmation annuelle des activités de récolte » des industriels et de délivrer les permis de coupe.

L’ingénieure forestière estrienne est donc en position de transmettre à son conjoint des informations privilégiées, selon Henri Jacob, président de l’Action boréale.

« Les entreprises font des propositions au gouvernement et vont essayer d’avoir les meilleurs endroits, le plus près possible de l’usine, et [le Ministère] prend la décision », illustre-t-il.

« C’est directement un conflit d’intérêts », estime le militant écologiste, s’étonnant « que le Ministère laisse faire une chose aussi apparente que ça ».

François Laliberté tempère les inquiétudes en expliquant qu’il est « relativement difficile » pour un fonctionnaire d’avantager ou de désavantager une entreprise en particulier, en raison de la complexité et de la lourdeur du système québécois de planification de la récolte forestière – il a d’ailleurs fait sa thèse de doctorat sur ce système.

C’est un processus tellement long qu’on a fragmenté les tâches ; chaque professionnel est responsable d’un morceau du casse-tête, c’est de plus en plus difficile de trouver qui est responsable en fin de compte.

François Laliberté, président de l’Ordre des ingénieurs forestiers du Québec et chargé de cours à l’Université Laval

François Laliberté invite néanmoins quiconque suspectant un conflit d’intérêts à faire un signalement à l’ordre professionnel pour qu’il y ait enquête.

Le ministère des Ressources naturelles et des Forêts a refusé d’accorder une entrevue à La Presse ; un ou une porte-parole refusant de s’identifier a en revanche affirmé dans un courriel que les meilleures pratiques pour éviter les conflits d’intérêts sont appliquées, sans donner de détails.

L’ingénieure forestière concernée a déclaré ne pas être autorisée à s’exprimer publiquement et renvoyé La Presse vers « le processus obligatoire » du service des relations de presse du Ministère.

Domtar a déclaré que son coordonnateur de l’approvisionnement en fibre « ne transige pas et n’a pas de relations professionnelles » avec sa conjointe, la porte-parole de la papetière Providence Cloutier expliquant que c’est l’entreprise récoltant pour Domtar le bois qui lui est attribué qui échange avec le Ministère.

En savoir plus
  • 33 750 m⁠3
    Volume annuel de bois provenant des forêts publiques de l’Estrie garanti à l’industrie forestière pour la période 2023-2028
    source : ministère des Ressources naturelles et des Forêts
  • 11 850 m⁠3
    Garantie d’approvisionnement annuelle de Domtar dans les forêts publiques de l’Estrie pour la période 2023-2028
    source : ministère des Ressources naturelles et des Forêts