(Halifax) L’entreprise propriétaire du submersible qui a implosé en juin lors d’une plongée vers le Titanic a ignoré les principes de base qui guident ceux qui travaillent dans des environnements à haut risque, selon des experts en gestion des urgences.

Jack Rozdilsky, professeur à l’Université York, de Toronto, affirme que l’activité d’OceanGate – transporter des passagers payants jusque dans les profondeurs de l’Atlantique Nord – pourrait être comparée au travail extrêmement risqué des entreprises qui lancent des vols spatiaux, forent pour du pétrole extracôtier, combattent les incendies de forêt ou exploitent des centrales nucléaires.

« Ce sont des organisations dites “à haute fiabilité”, qui œuvrent dans des secteurs complexes et à haut risque pendant de longues périodes sans accidents graves ni défaillances catastrophiques, a expliqué en entrevue ce professeur de gestion des catastrophes et des urgences. OceanGate ne semble pas avoir fonctionné comme une “organisation à haute fiabilité”. »

Le professeur a cité trois grandes qualités partagées par ces organisations à haute fiabilité :

  • Elles sont très réticentes à simplifier. Elles acceptent que les tâches dans lesquelles elles sont impliquées sont complexes et ont le potentiel d’échouer de manière inattendue ;
  • Elles sont préoccupées par l’échec. Elles ne considèrent pas un « quasi-accident » comme un « succès » ;
  • Elles pratiquent la résilience. Elles prévoient des sauvegardes pour les sauvegardes – ou comme le dit le professeur Rozdilsky : « des bretelles pour les bretelles ».

Il existe des preuves suggérant que le PDG d’OceanGate, Stockton Rush – l’une des cinq victimes lorsque le submersible Titan a imposé près du fond de l’océan le 18 juin – a mis l’accent sur la simplicité plutôt que sur la complexité en ce qui concerne l’ingénierie du petit sous-marin Titan. Dans une entrevue l’année dernière à CBS News, M. Rush a fait visiter l’intérieur très dépouillé du submersible : essentiellement un bouton d’alimentation, deux écrans vidéo et une manette de jeu pour diriger le sous-marin de 6,7 mètres.

PHOTO ARNIE WEISSMANN, TRAVEL WEEKLY, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Le PDG d’OceanGate, Stockton Rush

M. Rush se vantait à l’époque de cette simplicité – « le Titan est aux autres submersibles ce que l’iPhone était au BlackBerry », disait-il fièrement. Le professeur Rozdilsky, lui, remet en question la décision de M. Rush de simplifier à ce point un engin qui visite les grandes profondeurs, et qui devrait donc être plus complexe.

Une organisation à haute fiabilité refuse de simplifier à ce point : elle embrasse au contraire la complexité et se rend compte qu’en essayant d’interagir avec cette complexité, ça lui donne des voies vers la sécurité.

Jack Rozdilsky, professeur à l’Université York

Les leçons de Challenger

Sur un autre front, M. Rozdilsky estime que les leçons tirées de la catastrophe de la navette spatiale Challenger en 1986 – une explosion en vol qui a tué les sept astronautes à bord – nous rappellent que les organisations qui œuvrent dans des environnements à haut risque peuvent être victimes d’erreurs de gestion des risques et d’une érosion des protocoles de sécurité.

Dans le cas de Challenger, une commission présidentielle a déterminé que les responsables de la NASA avaient répondu aux premiers avertissements concernant les défauts de conception en augmentant les seuils de « dommages acceptables » pendant les vols de navettes. La commission a conclu que la NASA justifiait ces changements en affirmant : « Nous nous en sommes tirés la dernière fois. »

De même, le Titan a fait l’objet de plusieurs rapports de problèmes et de « quasi-accidents ».

« Les organisations à haute fiabilité qui réussissent voient ces “quasi-accidents” comme des possibilités d’amélioration […] Il y a une préoccupation pour l’échec, pas pour le succès », soutient le professeur Rozdilsky.

Quant à l’entreprise commerciale OceanGate, il est devenu clair ces dernières semaines que le Titan avait connu au cours des trois dernières années de nombreux problèmes avant et pendant ses plongées de 3800 mètres vers le site de l’épave du Titanic.

Le mois dernier, l’aventurier allemand Arthur Loibl a déclaré à La Presse Canadienne que son voyage de 2021 vers le « paquebot insubmersible » avait connu des ennuis inquiétants. L’homme d’affaires à la retraite de 60 ans a déclaré que le submersible avait connu des problèmes de batterie et de ballasts, ce qui a conduit à des travaux de réparation de 90 minutes. Mais le voyage a quand même eu lieu.

Jake Koehler, une célébrité sur YouTube, a également publié une vidéo décrivant comment son voyage à bord du Titan avait été annulé plus tôt cette année en raison de problèmes informatiques persistants. « Pour faire court : disons que chaque jour, ils ont eu des ennuis », selon le youtubeur.

Problèmes de conception ?

Alors même que le Titan était en construction à Everett, dans l’État de Washington, des drapeaux rouges étaient déjà levés. En janvier 2018, le directeur des activités maritimes de l’époque, David Lochridge, a déposé un rapport identifiant de graves problèmes de sécurité, notamment des tests inappropriés de sa coque en fibre de carbone, selon des documents judiciaires déposés dans l’État de Washington.

M. Lochridge a prévenu M. Rush que le sous-marin devrait être certifié par une agence de classification, telle que l’American Bureau of Shipping – ce qui ne s’est jamais produit, selon les documents judiciaires. M. Lochridge, lui, a été congédié.

Pendant ce temps, un expert en recherche et sauvetage soutient que l’entreprise de M. Rush ne semblait pas préparée à faire face aux urgences.

Selon Merv Wiseman, un coordinateur de recherche et de sauvetage à la retraite, on ne sait toujours pas clairement si OceanGate avait déposé un plan de préparation aux urgences auprès du centre régional de sauvetage maritime de Saint-Jean, à Terre-Neuve-et-Labrador, où il a lui-même travaillé pendant 35 ans.

« On ne peut pas imaginer une zone plus à risque que celle-là », a-t-il expliqué en entrevue. Il rappelle que les activités extracôtières telles que les plates-formes de forage doivent produire des manuels détaillés de préparation aux urgences, déposés à la Garde côtière canadienne.

Selon M. Wiseman, Transports Canada aurait dû aussi avoir compétence sur les activités d’OceanGate au large de Terre-Neuve. Le ministère fédéral a déclaré la semaine dernière qu’il répondrait à une demande de commentaires, mais ne l’a jamais fait. « Je pense que c’est peut-être passé dans les mailles du filet », a déclaré M. Wiseman.

Pendant tout ce temps, des experts en plongée profonde ont lancé des avertissements sur la construction de mauvaise qualité du Titan et le manque de certification pendant des années. Dès 2018, un groupe d’ingénieurs a écrit une lettre dans laquelle ils prévenaient que l’approche « expérimentale » d’OceanGate pourrait avoir des conséquences catastrophiques.

Il y avait également des avertissements concernant le manque de systèmes de sauvetage du Titan – un autre trait inquiétant qui contraste fortement avec les pratiques des « organisations à haute fiabilité ».

« Si vous envoyez un véhicule [dans les profondeurs de l’océan], vous devriez avoir un véhicule de secours sur place pour aider à sauver le premier en cas de panne », a déclaré M. Rozdilsky.

C’est ce qui s’est passé en 1991, lorsque deux submersibles russes, connus sous le nom de Mir I et Mir II, ont été utilisés pour amener une équipe de tournage filmer l’épave du Titanic. À un moment donné, l’un des sous-marins a été pris au piège par des câbles sur le pont du funeste paquebot. Mais le pilote a réussi à libérer l’engin avec les conseils de son collègue à bord de l’autre petit submersible.

M. Wiseman croit lui aussi que le Titan n’aurait jamais dû plonger tout seul. « Il est raisonnable de s’attendre à ce que si ce type de périple est entrepris, avec la vie d’êtres humains en jeu, il y ait un autre submersible sur place. »