Le propriétaire d’un duplex de Longueuil qui était « parti en guerre » contre sa locataire pour reprendre son logement devra lui payer près de 70 000 $ en dommages de toutes sortes, vient de trancher la Cour supérieure dans un jugement qui sort du lot en raison du montant important des compensations.

Ce qu’il faut savoir

La juge ordonne à un propriétaire de payer 68 716 $ en dommages moraux, punitifs et pour des pertes matérielles à une locataire et à son fils.

L’avocat de la locataire pense qu’il s’agit des dommages les plus importants jamais accordés par les tribunaux québécois à un locataire dans une affaire de harcèlement.

La locataire dispose d’un bail au loyer de 450 $ avec le chauffage compris valide jusqu’en 2038, accordé par son père en 2013 comme une forme d’héritage.

Insultes, intimidation, poubelles cadenassées, caméras dirigées vers des aires privées, musique assourdissante… Le propriétaire Ghislain Le Gris a harcelé sa locataire de 70 ans et son fils, conclut la juge Florence Lucas.

« Les comportements répétitifs révélés par la preuve prépondérante et documentée, hautement répréhensibles du propriétaire, s’inscrivent dans le cadre d’une stratégie volontaire et illicite visant à nuire à la jouissance paisible du logement et à provoquer le départ de la locataire », écrit la magistrate.

La décision du 6 décembre est la dernière en date dans ce dossier inusité. Inusité en quoi ? C’est que la locataire Carolle Longpré dispose d’un bail au loyer de 450 $ avec le chauffage compris valide jusqu’en 2038.

C’est son père, l’ancien propriétaire, qui lui aurait accordé ce bail de 25 ans à des termes avantageux en 2013 comme une forme d’héritage. À la mort du père en 2016, la succession a prétendu que le bail était faux. Un bail aussi long aurait eu pour effet de réduire la valeur de l’immeuble sur le marché.

La question de la validité du bail était devant les tribunaux en 2017 quand le duplex a été mis en vente par la succession. Ghislain Le Gris a acheté l’immeuble. Avant que l’achat ne soit finalisé, la locataire s’est empressée de lui faire remarquer qu’elle disposait d’un bail de 25 ans, selon le jugement.

Mais M. Le Gris a décidé d’acheter l’immeuble quand même. Le duplex de l’arrondissement de Saint-Hubert était mis en vente pour 279 000 $. Le prix sera finalement de 190 000 $ « suite à l’inspection [et] à la situation de la locataire au rez-de-chaussée », peut-on lire dans le jugement de la Cour supérieure.

« Monsieur Le Gris a été clair : il savait avant même de signer le contrat de vente qu’il y avait un litige quant au bail du logement #1. Il a été téméraire de conclure la vente en dépit de cette immense épée de Damoclès », conclut une décision de 2021 du Tribunal administratif du logement (TAL).

Des caméras et des cadenas

Le nouveau propriétaire s’empresse de demander à sa locataire de libérer le logement parce qu’il veut tout rénover et le reprendre.

Quand Carolle Longpré refuse, le nouveau propriétaire « part en guerre », selon les mots de la juge. Il multiplie les procédures devant le TAL ainsi que les « comportements perturbateurs » pour forcer la locataire et son fils à partir.

« Il lui raconte que par le passé, il n’a pas hésité à évincer un autre de ses locataires, membre du crime organisé et malgré ses menaces, cherchant apparemment à lui faire comprendre qu’il n’était pas intimidé ni par elle ni par son fils », écrit la juge de la Cour supérieure.

La locataire et son fils ont raconté au tribunal comment le propriétaire fait jouer de la musique à tue-tête dans le second appartement, braque des caméras vers chez eux, cadenasse leurs bacs à ordures « sans raison valable », détruit ou retire leur balançoire et leur auvent, néglige pendant des mois d’appeler un exterminateur après une infestation de rats…

« Il prononce insultes et paroles d’intimidation, commet méfaits et voies de fait, profère des menaces de mort à l’endroit de la locataire et du chien de son fils, fait face à des poursuites criminelles et interdits de contacts, bafoués », peut-on lire dans le jugement.

Entre-temps, la validité du bail de 25 ans sera reconnue par le TAL. « Toute reprise ne pourra donc être autorisée qu’à compter de [2038] », précise une décision.

La Cour supérieure conclut que les gestes du propriétaire relèvent du harcèlement, dans le but notamment « d’obtenir qu’ils quittent les lieux ».

La juge Lucas ordonne donc à Ghislain Le Gris de payer 68 716 $ en dommages moraux, punitifs et pour des pertes matérielles à la locataire et à son fils. Le tribunal exige aussi une longue liste de rénovations dans le logement négligé de la locataire, en plus du retrait des caméras de surveillance.

Un message fort

L’avocat de la locataire pense qu’il s’agit des dommages les plus importants jamais accordés par les tribunaux québécois à un locataire dans une affaire de harcèlement.

« C’est un message fort du tribunal pour dire que ça suffit, que les tribunaux vont sévir, que ce ne seront pas juste de petites amendes, que les tribunaux vont être là et que ça vaut la peine de défendre ses droits », a réagi MSoleil Tremblay, avocat de la locataire, qui rappelle que sa cliente de 70 ans serait bien mal prise si elle perdait son logement.

Les logements sont rendus beaucoup plus chers qu’avant, donc c’est une façon de favoriser le maintien dans les lieux. On est très contents de cette décision.

Me Soleil Tremblay, avocat de la locataire

Joint par La Presse, le propriétaire a expliqué qu’il avait choisi de ne pas se présenter devant la Cour supérieure. « Le jugement qui est là ne reflète pas la réalité », a indiqué Ghislain Le Gris, qui a promis de « revenir à la charge ».

« Il n’y a pas eu de harcèlement, c’est moi qui suis harcelé », a renchéri M. Le Gris, malgré les conclusions de la Cour supérieure. Le propriétaire a préféré réviser le jugement avant d’en dire davantage.

Le Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec (RCLALQ) a salué lundi la « compensation assez exemplaire » dans ce dossier. Le Regroupement note cependant que plusieurs locataires n’ont pas les moyens d’avoir un avocat ou de porter leur cause devant les tribunaux.

« On appelle ce genre de cas des pressions indues, avec un éventail de pressions, de harcèlement pour que le locataire quitte. On note une forte augmentation de ces tactiques et particulièrement cette année », révèle Cédric Dussault, porte-parole du RCLALQ. « Mais une très grande majorité de ces cas n’iront pas devant les tribunaux et ne seront répertoriés nulle part. »