À l’unité 44 de l’hôpital Rivière-des-Prairies où il vit depuis près de deux ans, Jonathan se sent « en enfer ». Les autres patients ne parlent pas. Ils hurlent. Lui, c’est un enfant de 10 ans dans un corps d’homme au comportement explosif. Or, l’État n’a rien de mieux à lui offrir. Seule lueur dans ce sombre récit : le soutien indéfectible d’avocats de l’aide juridique.

Au bout du fil, des cris de détresse enterrent la voix de Jonathan*.

Comme chaque jour, Véronique Fortin prend de ses nouvelles.

Aujourd’hui, l’avocate de l’aide juridique a de la difficulté à l’entendre tellement les hurlements d’un autre patient de l’unité 44 sont puissants.

Si elle appelle Jonathan, ce n’est pas pour lui parler de sa cause. C’est qu’elle a peur qu’il se tue ou qu’il s’en prenne à quelqu’un.

L’avocate l’encourage à tenir bon. À appliquer ses trucs pour gérer ses émotions.

Avec trois de ses collègues de l’aide juridique, ils se sont juré de tout faire en leur pouvoir pour améliorer son triste sort.

Jonathan est un « enfant de la DPJ » devenu un adulte inapte à s’occuper de lui-même. Le jeune homme de 31 ans, qui vit avec une déficience intellectuelle, est sous curatelle publique. C’est la raison pour laquelle on ne peut pas l’identifier dans ce reportage.

Il est un enfant de 10 ans dans un corps d’homme, selon une psychiatre qui l’a évalué.

Ses parents, qui ont aussi une déficience, n’ont jamais été capables de s’occuper de lui. Il a un grave trouble de comportement, en plus d’un trouble d’attachement.

Depuis près de deux ans, Jonathan vit à l’unité 44 de l’hôpital Rivière-des-Prairies, faute de mieux. Cela devait être une solution temporaire. Il y est toujours.

Ici, il est le seul des huit résidants de l’unité à être capable de parler. Impossible de créer des liens avec les autres, des cas plus lourds.

PHOTO FOURNIE PAR JONATHAN

L’unité 44 de l’hôpital Rivière-des-Prairies

Les autres hurlent. Beaucoup. Si souvent, en fait, que Jonathan décrit l’endroit comme « un enfer », une « prison » dont il veut sortir, quitte à retourner vivre dans la rue.

Le quatuor de l’aide juridique se relaie pour le visiter, le texter et l’appeler, en plus de multiplier les démarches pour lui trouver un autre endroit où vivre.

« Jonathan a beaucoup de problèmes et beaucoup de besoins. Par contre, il a la capacité de cheminer », résume MCatherine Lapointe, une autre avocate du quatuor.

PHOTO FOURNIE PAR JONATHAN

La chambre de Jonathan

Sauf qu’il risque de s’enfoncer plutôt que de progresser car « il n’y a actuellement pas de milieu adapté pour désamorcer la bombe qu’est Jonathan », explique-t-elle.

L’avocate d’expérience a même écrit au ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette, dans le but de le rencontrer pour lui parler « des » Jonathan – car il n’est pas seul – qu’elle croise dans sa pratique.

Sa chambre à l’unité 44 est petite et dépourvue de meubles. Longtemps nue, elle est désormais encombrée de boîtes dans lesquelles il a mis ses maigres effets personnels. Les murs ont connu de meilleurs jours ; la peinture est manquante par endroits. La chambre donne sur un sombre corridor. La petite terrasse en béton où il peut prendre l’air est grillagée, accentuant l’impression de prison, selon des photos qu’il a transmises à La Presse.

Jonathan a déjà vécu dans 14 ressources du Centre de réadaptation en déficience intellectuelle et en troubles envahissants du développement de Montréal (CRDITED).

Il s’est fait expulser ou a fugué de chacune d’entre elles.

Chaque fois, il se retrouve à la rue, où il se fait battre, voler ou, pire, agresser sexuellement.

Ou encore il atterrit en prison pour avoir attaqué un intervenant après une « déso ».

Cet enfant du système a adopté le jargon des intervenants qui l’ont élevé.

« Déso », c’est pour « désorganisation ».

Tous ses antécédents judiciaires sont en lien avec des « désos » dans des ressources d’hébergement.

Pour lui, la prison est aussi dangereuse que la rue, sinon plus.

« Jonathan n’a pas la chance d’être privilégié et d’avoir un filet social ou des ressources à l’extérieur lui permettant de se battre », poursuit MLapointe, qui œuvre dans le Programme d’accompagnement justice santé mentale de la cour municipale de Montréal. « Depuis sa naissance, il survit et personne ne s’inquiète de sa situation suffisamment pour brasser la bureaucratie. Surtout pas ceux qui sont supposés : la curatelle. »

L’unité 44

Son sort est en suspens.

C’est ainsi que nous avions conclu un article sur Jonathan au moment où nous présentions son histoire pour la première fois dans le cadre d’une enquête de La Presse sur les failles du Curateur public du Québec.

Nous étions en mars 2022.

Près de deux ans plus tard, Jonathan n’est toujours pas fixé sur son sort.

Incarcéré à l’Établissement de détention de Montréal (communément appelé prison de Bordeaux) pour avoir commis des voies de fait sur un intervenant de la ressource d’hébergement où il vivait à l’époque, il devait plaider coupable et sortir de prison.

Or, le CRDITED de Montréal n’est pas parvenu à lui trouver un nouveau toit. Sa curatrice déléguée, non plus.

Aucune ressource d’hébergement du réseau de la santé montréalais ne serait adaptée à l’encadrement sécuritaire dont il a besoin.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Me Catherine Lapointe

Jonathan a ainsi passé plus de temps en détention préventive que ce que valait son délit. Un non-sens pour l’une de ses avocates, MCatherine Lapointe. Mais « s’il plaidait coupable, il allait se retrouver à la rue et possiblement se faire tuer », nous expliquait-elle à l’époque.

Jonathan a été envoyé dans l’unité 44 de l’hôpital Rivière-des-Prairies en attendant qu’une ressource mieux adaptée à ses besoins veuille l’accueillir.

Or, il y réside toujours. Et il ne va pas bien.

Ses avocats ont fait durer sa cause criminelle le plus longtemps qu’ils ont pu, le temps que l’État lui trouve une ressource où il pourrait s’épanouir.

Mais le système de justice ne peut pas être utilisé pour pallier les lacunes du système de santé, affirment-ils.

Ils l’ont inscrit à la trajectoire justice-santé mentale de la Cour du Québec.

Pour réussir le programme, il devait faire une quarantaine d’heures de bénévolat. II faisait de l’entretien ménager dans un organisme de nouveaux arrivants. Cela l’occupait. Cela le valorisait. Et surtout, ça lui permettait de sortir de l’unité 44.

Un jour, il a fait une crise à l’unité et il s’en est pris au personnel. On a alors jugé qu’il ne pouvait plus poursuivre son bénévolat. Il a techniquement échoué à son programme judiciaire.

Ça a plombé son moral et… son estime de lui-même.

Aux yeux de ses avocats, l’unité 44 est un environnement à ce point hostile que cela exacerbe ses comportements.

Un exemple parmi d’autres : son voisin de chambre se promène très souvent nu dans le corridor. Cela ravive des traumatismes chez lui.

Enfant, dans certains foyers où il a été placé par la DPJ, il a vécu de la violence et des abus sexuels. Dans la rue aussi, comme sa vulnérabilité saute aux yeux, des gens mal intentionnés l’ont forcé à se prostituer pour ensuite le voler.

À l’unité 44, quand d’autres patients explosent, cela lui arrive de recevoir des coups, nous a-t-il confié en marge d’une de ses comparutions au palais de justice à laquelle La Presse assistait.

Le système est-il en train d’échouer à nouveau à le protéger ?

Quand il se fait frapper, il se retient de ne pas répliquer.

PHOTO FOURNIE PAR JONATHAN

La cible

Pour qu’il évacue sa colère, l’hôpital lui a installé une cible coussinée dans sa chambre.

Il nous montre ses jointures blessées. La cible, il s’en sert souvent.

« L’enfer »

« Ce n’est pas quelqu’un qui mérite qu’on l’isole et qu’on jette la clé. »

Nous sommes en septembre 2023 dans une salle du palais de justice de Montréal. Me Charles Benmouyal, un autre des avocats du quatuor, plaide avec passion la cause de Jonathan devant un juge de la Cour du Québec.

« Monsieur est là-bas [à l’unité 44] faute de ressources appropriées à sa capacité d’évoluer […], faute de capacité du régime de santé de prévoir mieux », lâche-t-il.

Jonathan se tient droit devant le juge. Il a les larmes aux yeux.

Il sait ce qui s’en vient.

Quelques instants plus tôt, dans un cubicule, Me Benmouyal et son collègue Louis-Philippe Roy ont pris le temps de lui expliquer dans des mots simples ce qui allait se passer.

Au juge, Me Benmouyal rappelle que Jonathan « ne l’a pas eu facile dans la vie ». Il « est l’équivalent d’un enfant de 10 ans », insiste-t-il en citant un rapport psychiatrique.

Jonathan reconnaît avoir frappé au visage et poussé un agent de sécurité qui travaillait à la dernière ressource où il était hébergé avant l’unité 44.

Cet agent l’a forcé à passer un test de dépistage de la COVID-19. À l’époque, en décembre 2021, tous les résidants qui sortaient devaient le faire avant de pouvoir réintégrer les lieux.

C’est là que Jonathan a pété les plombs.

L’intervenant a alors déboulé les marches, mais heureusement, il n’a pas été blessé, selon la poursuite. Des policiers ont débarqué. « Touchez-moi et je vais vous frapper », a menacé le jeune homme.

Aujourd’hui, à la suggestion commune de la poursuite et de la défense, il écope d’une peine clémente, soit une sentence suspendue avec une probation.

Le juge Antoine Piché lui ordonne de « suivre les recommandations de son équipe traitante » à l’hôpital Rivière-des-Prairies et de « participer activement à son plan de traitement ».

Le magistrat semble très conscient qu’il s’adresse à un enfant dans un corps d’homme.

« Essayez de trouver des moyens de canaliser votre énergie lorsque ça bout en dedans », lui dit-il d’une voix douce.

« Merci », répond Jonathan, toujours émotif.

Comme le dossier criminel est clos, les avocats de l’aide juridique ont terminé leur travail.

Mais ils ne peuvent pas se résoudre à l’abandonner.

« On ne te lâche pas, mon homme ! », lui promet Me Roy en lui faisant une accolade virile à sa sortie du tribunal.

Me Benmouyal promet de le visiter bientôt.

Plus tard ce mois-là, l’avocat tient parole. Mais lorsqu’il demande à l’équipe traitante de rencontrer Jonathan à l’unité 44, on lui en refuse l’accès.

Qu’est-ce qui se cache derrière ce refus ? Qu’est-ce que son équipe traitante ne veut pas que je voie ? se demande-t-il. On lui organise finalement une rencontre… dans une salle de réunion de l’hôpital, loin de l’unité 44.

Ce jour-là, Jonathan est escorté dans la salle par deux intervenantes de l’unité. Son visage s’éclaire quand il voit l’avocat. Les deux éducatrices les laissent en tête à tête.

« Je suis en enfer, répète le jeune homme. C’est la pire ressource où j’ai vécu de ma vie. » Il se sent « en prison », martèle-t-il. Il se plaint de n’avoir rien à faire. Les hurlements des autres pensionnaires le rendent fou.

« Depuis juin, j’ai eu zéro déso. Je me force le cul mais je suis tanné », confie-t-il avant de se mettre à pleurer à chaudes larmes.

« Je ne peux pas rester ici toute ma vie. »

L’avocat l’encourage tant bien que mal : « Si tu veux sortir, il ne faut pas que tu pètes les plombs. »

« Je le sais », répond l’enfant dans un corps d’homme.

Nulle part où aller

Lundi matin gris de la fin de novembre. MCatherine Lapointe débarque dans le stationnement de l’hôpital Rivière-des-Prairies avec du café et des beignes.

Jonathan la rejoint dans le parc pour enfants jouxtant l’établissement.

Ces dernières semaines, il a eu des idées noires. Il a fait un séjour aux urgences, car on craignait qu’il se tue.

L’avocate relance sans relâche son équipe traitante pour trouver un milieu de vie mieux adapté à ses besoins.

« Ta psychiatre est extraordinaire, lui vante-t-elle. Ta psychoéducatrice aussi. »

L’équipe traitante n’a jamais été le problème, selon MLapointe.

L’avocate d’expérience a plus de questions que de réponses.

Comment se fait-il que l’État n’arrive pas à héberger un « enfant du système » devenu adulte dans un milieu où il peut être heureux tout en ayant le soutien approprié pour assurer la sécurité de tous ?

Après la désinstitutionnalisation des patients psychiatriques entamée dans les années 1960 jusqu’à la fin des années 1980, assiste-t-on à une nouvelle institutionnalisation en raison d’un manque de ressources dans la communauté ?

Jonathan ne peut pas vivre le reste de sa vie dans un hôpital, martèle l’avocate.

Une expertise psychiatrique datant de 2019, citée dans une audience du tribunal, recommandait une ressource d’hébergement pouvant offrir « un soutien émotionnel et relationnel stable… considérant sa vulnérabilité significative à ce niveau » ; un endroit avec « le plus grand niveau d’autonomie possible » en tenant compte de ses besoins d’encadrement.

Ses délits « s’inscrivent dans ses difficultés liées à sa déficience intellectuelle et à son trouble de la personnalité », selon la médecin, qui insistait alors sur l’importance qu’il soit valorisé dans des activités et puisse aussi être occupé au quotidien.

À l’unité 44, Jonathan se plaint de n’avoir rien à faire.

« Il n’a pas besoin de vivre ce qu’il vit présentement au niveau de l’hébergement : des gens en crise, nus dans le corridor, très désorganisés, qui des fois veulent s’en prendre à lui, du bruit incessant, des cris, des interventions musclées, etc. Il n’en peut plus. Il se sent dépossédé de sa vie. Il a peur », a plaidé MLapointe à son équipe traitante encore récemment.

Au CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal – dont relève l’équipe traitante de Jonathan –, on refuse de commenter ce cas précis. L’unité 44 est « présentement le seul milieu » sur le territoire « correspondant aux besoins d’encadrement d’usagers adultes ayant une déficience intellectuelle, ou un trouble du spectre de l’autisme accompagné d’un trouble grave du comportement et représentant de grands défis d’hébergement », confirme toutefois le CIUSSS à La Presse.

Personne n’est forcé de rester à l’unité 44, précise sa porte-parole Marianne Paquette, en insistant sur le fait que ce n’est pas une unité « de soins psychiatriques », mais « un milieu adapté et sécuritaire pour des usagers vulnérables ».

Les besoins de Jonathan en matière d’hébergement « ont été revus » il y a un an et demi, assure pour sa part son équipe traitante à son avocate, MLapointe. « La demande de recherche d’un nouveau milieu est toujours active », lui dit-on.

En d’autres mots que ceux de ce langage bureaucratique, on comprend qu’il devrait vivre ailleurs, mais qu’on ne trouve pas d’autre place pour lui.

À leur sortie de prison, des personnes sous curatelle qui vivent avec une déficience intellectuelle ou un trouble du spectre de l’autisme et un trouble très grave du comportement n’ont nulle part où aller, révélait d’ailleurs La Presse dans son enquête publiée en mars 2022.

Lisez l’enquête « Leur place n’est pas en prison »

Le CIUSSS avait ciblé un terrain à proximité du centre jeunesse de la Cité-des-Prairies pour la construction d’une ressource permanente destinée à cette clientèle. Le projet a été soumis à la Société québécoise des infrastructures, organisme chargé d’analyser tous les projets d’infrastructure publique. Or, le projet n’a pas été retenu par Québec.

Le CIUSSS a toujours « l’espoir de voir le projet de développement d’une ressource de réadaptation intensive, adaptée aux usagers adultes ayant un trouble grave du comportement et représentant de grands défis d’hébergement, se réaliser », indique sa porte-parole Marianne Paquette, précisant que « les discussions avec le ministère de la Santé et des Services sociaux se poursuivent, notamment dans l’objectif d’obtenir du financement pour la réalisation de ce projet ».

L’été dernier, Jonathan s’est mis à visiter pour de courts séjours une cousine qui vit dans un village de Lanaudière. Là-bas, il se sent bien, dit-il. Il rêve d’y déménager, loin, très loin du stress de la métropole. Mais surtout, des bruits incessants de l’unité 44 et de la froideur d’un hôpital.

* Prénom fictif