Quand il a aperçu une voiture en feu devant chez lui à Montréal-Nord, Michel Ménard a composé le 911 sur son téléphone résidentiel branché sur une ligne internet (IP) de l’entreprise québécoise Transat Télécom. Mais à l’autre bout du fil, dans un centre d’appels ontarien, l’employé unilingue anglophone « se demandait dans quelle langue » il parlait.

« J’ai cru au début qu’il irait chercher une personne bilingue autour de lui ou qu’il allait réacheminer mon appel ailleurs rapidement, raconte le retraité. Mais non, il m’a tenu au téléphone pendant plus de 10 minutes. Il me demandait mon adresse et je la lui ai épelée au moins cinq fois. Il m’a mis en attente, puis revenait toujours aussi perdu et inefficace. »

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Michel Ménard n’a pu parler en français à un agent lors de son appel fait au 911 par l’entremise de son fournisseur de téléphonie IP.

Michel Ménard dit avoir longuement tenté d’expliquer la raison de son appel au téléphoniste, à 1 h 20 du matin dans la nuit du 8 au 9 janvier. Pendant ce temps, il regardait l’incendie de voiture « prendre de l’ampleur ». « C’était fou. J’ai finalement raccroché parce que les pompiers sont arrivés. »

En fait, l’agent avait tant bien que mal fini par comprendre qu’il devait le mettre en contact avec la centrale 911 de la police de Montréal, qui a pu envoyer les pompiers en retraçant l’appel.

L’incident survient 10 mois après un autre de même nature dans Chaudière-Appalaches. C’est que le réseau téléphonique ne prend pas directement en charge les appels au numéro 911 sur les lignes par IP, comme il le fait avec ceux des téléphones cellulaires ou résidentiels classiques.

Pour que les appels aboutissent au bon service d’urgence, les sociétés comme Transat Télécom doivent d’abord les acheminer à une entreprise qui joue le rôle d’aiguilleur. Celle-ci les transmet à son tour à la bonne centrale 911 après une discussion avec le client.

Au Canada, c’est Northern 911 qui domine ce marché. La société de Sudbury, en Ontario, fournit notamment le service aux clients de Transat Télécom.

« Nous fournissons un service bilingue 24 heures sur 24, sept jours sur sept », assure le président et copropriétaire de l’entreprise, Mike Shantz, joint par La Presse. Si l’appel de Michel Ménard a abouti à un employé unilingue anglophone, c’est que Transat Télécom a omis d’indiquer au système que ce client devait être servi en français.

Pas de chance : l’appel a abouti à une personne unilingue.

En anglais par défaut

Joint par La Presse, le président de Transat Télécom le confirme. « Lors de la création du compte d’un client, on a le choix entre l’anglais et le français pour programmer l’acheminement des appels vers le 911 », dit Hacene Belgharbi.

Le système est réglé en anglais par défaut et quand le client n’exprime pas de préférence, on le laisse comme ça.

Hacene Belgharbi, président de Transat Télécom

Comme Transat Télécom est une entreprise québécoise, la majorité de ses clients sont pourtant francophones. Après l’incident avec Michel Ménard cette semaine, Hacene Belgharbi assure qu’il a donné à ses techniciens la consigne de régler le système par défaut pour qu’il achemine tous les appels d’urgence de ses clients vers des agents bilingues.

« Je vais parler à l’équipe des TI, ils vont changer ça, ça ne va pas prendre de temps », dit-il.

Un autre épisode au printemps

Au printemps dernier, c’est Oxio, une filiale de Cogeco, qui s’est retrouvée sur la sellette à cause d’un problème semblable, comme le rapportait Le Devoir. Un résidant de Saint-Jean-Port-Joli s’était buté à un service uniquement en anglais en appelant le 911 par sa ligne IP, en mars. Il tentait d’obtenir des secours pour sa conjointe, qui venait de s’effondrer sur le sol.

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Le service de téléphonie par IP permet d’obtenir une ligne résidentielle jusqu’à cinq fois moins chère.

L’évènement impliquait aussi le centre d’appel de Northern 911. Heureusement, l’employé au bout de la ligne a fini par comprendre où se trouvait l’utilisateur et a acheminé son appel à la bonne centrale.

L’affaire a toutefois rebondi à Ottawa et au Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC), qui régit les communications électroniques au pays.

« C’est inacceptable et nous allons agir pour corriger la situation », a déclaré à la Chambre des communes le ministre de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie, François-Philippe Champagne, responsable de l’organisme.

Dix mois plus tard, alors que survient un nouvel incident, son attachée de presse Audrey Champoux affirme que « le CRTC travaille avec l’industrie pour s’assurer qu’à l’avenir, les appels d’urgence en provenance du Québec ne seront transmis qu’à des opérateurs bilingues ».

Dans un courriel à La Presse, Cogeco assure être intervenu « immédiatement » après avoir eu vent de la situation, au printemps. Le câblodistributeur a exigé que Northern 911 achemine tous les appels d’urgence de ses clients vers des employés bilingues, peu importe le réglage associé au client.

« Tout fonctionne adéquatement, dorénavant. Depuis le mois de juillet, Oxio a effectué des séries de tests d’appels d’urgence à partir d’indicatifs régionaux du Québec en laissant l’anglais comme préférence linguistique au compte client », écrit la porte-parole Laurise Roy-Tremblay.

Les appels tests ont été rapidement pris en charge par des téléphonistes bilingues ayant répondu en français en premier. De plus, ces tests ont été réalisés sur plusieurs mois d’écart pour vérifier que la solution soit robuste.

Laurise Roy-Tremblay, porte-parole de Cogeco

Pression sur Ottawa

À Québec, le ministre de la Sécurité publique, François Bonnardel, réitère ses pressions sur Ottawa pour régler la situation avec tous les fournisseurs de téléphonie IP.

« Le gouvernement du Québec a déjà interpellé le ministre Champagne pour demander l’ajout d’une obligation aux opérateurs de téléphonie IP d’offrir un service d’appels d’urgence 911 en français, écrit l’attaché de presse de François Bonnardel, Maxime Bélanger. Le ministre Champagne avait indiqué qu’il s’agissait d’une priorité pour le CRTC, nous continuons de le solliciter pour que le problème se règle au bénéfice des Québécois. »

En attendant, Michel Ménard espère que la situation s’améliorera rapidement, pour que les francophones du Québec n’aient plus à lutter pour se faire comprendre alors qu’une situation d’urgence se déroule sous leurs yeux.

« Ce que j’ai vécu, ça m’a marqué, dit-il. Je n’appelle pas souvent le 911, mais cette fois-là, écoutez, ç’a été un désastre. Je ne me sens pas en sécurité ! »

Qu’est-ce que la téléphonie par IP ?

La téléphonie par IP, ou VoIP (Voice over internet Protocol) permet d’acheminer des appels par le web au lieu de les faire passer par une ligne classique des grandes sociétés de télécommunications comme Bell ou Telus. Les appels sont associés à un numéro de téléphone, mais ils passent par un modem internet. Le service permet d’obtenir une ligne résidentielle jusqu’à cinq fois moins chère. Mais comme les appels ne passent pas par le réseau téléphonique local, les appels vers le 911 ne peuvent pas être acheminés directement à la centrale d’appels d’urgence la plus proche. Les sociétés de téléphonie IP passent donc des contrats avec des centres d’appels spécialisés. Quand ils reçoivent un appel, les agents doivent discuter avec le client pour savoir à quelle centrale transmettre l’appel : à Montréal, Québec, Toronto ? L’entreprise ontarienne Northern 911, qui dessert la plupart des sociétés de téléphonie IP au Canada, a aussi des clients aux États-Unis.

Une version antérieure de cet article laissait entendre que Saint-Jean-Port-Joli se trouve dans le Bas-Saint-Laurent. La municipalité est en fait dans les limites de la région Chaudière-Appalaches.