Georges* ne l’a toujours pas dit à son propre enfant.

Plus de 60 ans après avoir été agressé à répétition par un membre de la congrégation des Frères de l’instruction chrétienne, allègue-t-il, l’homme de 74 ans s’en sent incapable.

Celui qui a eu une belle carrière dans la fonction publique provinciale a toujours été « workaholique ». Il voudrait lui expliquer pourquoi il n’était jamais à la maison quand il était petit.

« Mon enfant a tant souffert de mes absences », se désole-t-il.

Le travail, c’était sa drogue pour geler ses souffrances.

Des douleurs causées par les agressions sexuelles dont il aurait été victime de l’âge de 12 à 14 ans**.

Cela a tout pris pour qu’il le dise à sa propre femme. En fait, ses confidences sont venues trop tard. Le couple était en médiation en vue de sa séparation après 30 ans de vie commune.

Et à ce moment-là, seulement à ce moment-là, il lui a expliqué pourquoi il fuyait la maison ; toujours « à l’extérieur » pour le travail.

Pourquoi c’était si difficile pour lui d’être touché. De se laisser aimer.

Pourquoi il s’est si souvent réveillé « en panique » dans son sommeil. Toutes ces années à vivre « comme des étrangers, habitant la même maison, sans se toucher, chambres séparées ». « Elle s’est écœurée de moi avec raison et m’a quitté », dit-il.

Georges ne lui en veut pas. Il aurait fait la même chose à sa place.

Ça a été un secret pénible à garder toute ma vie. J’en tremble encore.

Georges, dans une longue entrevue accordée à La Presse

Georges est l’un des membres de la demande d’autorisation d’intenter une action collective contre les Frères de l’instruction chrétienne (FIC) ; demande qui revient devant la cour ce mois-ci.

L’action vise les personnes, de même que leurs héritiers, ayant été agressées sexuellement au Québec par tout préposé, membre ou employé de cette congrégation religieuse entre le 1er janvier 1940 et le jugement à intervenir. La somme réclamée est de 10 millions de dollars en dommages punitifs.

Georges a obtenu l’anonymat dans le cadre de l’action. Les médias ne peuvent donc pas le nommer.

Les FIC contestent la demande d’autorisation de l’action collective. Contacté par La Presse, MLuc Lachance, du cabinet qui représente la congrégation – LDB avocats –, nous a indiqué par courriel que ce dernier avait « comme politique de ne pas commenter les affaires judiciaires en cours ».

Une offre d’emploi comme leurre

Georges vient d’une famille où l’on devient avocat de père en fils ; une famille où l’on s’engage en politique. Mais quand est venu le temps d’entrer en droit à son tour, il était trop « fucké » émotionnellement, dit-il. Il a « raté » son inscription, comme un acte manqué.

S’il témoigne aujourd’hui, c’est pour encourager d’autres victimes de frères et de prêtres agresseurs à dénoncer.

À 12 ans, Georges était orphelin de père, ce dernier ayant succombé deux ans plus tôt au terme d’une longue maladie. Sa mère, très croyante, s’occupait, seule, d’une famille nombreuse.

Le frère Samuel-Marie – de son vrai nom Alcide Tessier – lui avait offert un boulot rémunéré dans une petite imprimerie de la communauté des FIC présente dans sa région.

Cette offre d’emploi n’est pas un détail pour un adolescent qui vit alors dans une famille plongée dans la précarité en raison de la maladie suivie du décès du patriarche. Le frère Samuel-Marie, disparu en 2004, était enseignant et économe provincial de la congrégation.

C’est à l’imprimerie que les agressions auraient eu lieu, allègue Georges. Durant la période scolaire, elles seraient survenues tous les week-ends, jours où il travaillait. En été, « presque tous les jours, deux fois par jour parfois ».

Au moment des agressions, l’adolescent n’en a parlé à personne. « Ce n’est pas quelque chose dont on se vante ou dont on parle », dit-il.

Puis, à 14 ans, il découvre qu’il n’est pas le seul « grand amour » du frère. Ce dernier prodiguait des « soins médicaux », c’est ce qu’il aurait dit au jeune Georges, à d’autres jeunes garçons.

Je venais de constater que j’avais été trahi, que j’avais fait l’objet d’une supercherie, que tout était mensonge, pour finalement réaliser que j’avais été abusé, violé.

Georges

À l’époque, Georges développe une « terrible colère » tout en se trouvant « tellement stupide ». Il devient l’ombre de lui-même. « J’avais des doutes sur mes capacités intellectuelles, affectives, une humiliation extrême, j’étais sale, une personne qui n’avait plus sa place dans la société, relate-t-il. Cela m’a fermé à la vie, à l’amour et m’a privé d’une vie normale. »

Marqué à vie

Georges passera le reste de sa vie « à se punir ». D’abord au séminaire, en multipliant les tâches difficiles que personne ne voulait faire comme cirer tous les planchers. Il dormait peu ou pas. Durant ses études supérieures ensuite, où il étudie le jour, en plus de militer dans un parti politique tout en occupant un emploi de nuit.

De toute façon, il n’arrive pas à dormir. « J’étouffais la nuit, je faisais des crises de panique et je me réveillais et me levais soudainement, donc fini le sommeil. J’évitais de me coucher », raconte-t-il. Il développe toutes sortes de maux (asthme, maux de tête) dont il n’arrive pas à guérir.

Georges va mener toute sa carrière à fond, même si ça finit par lui coûter sa famille.

Ce n’est qu’à sa retraite, il y a quelques années à peine, qu’il se met à véritablement prendre soin de lui : longues méditations, jardinage et grandes marches.

Tous les jours, j’essaie de me débarrasser de cette colère.

Georges

Georges a appris l’existence de l’action collective menée par le cabinet Arsenault Dufresne Wee Avocats dans les médias il y a un peu moins de deux ans. Il s’y est inscrit, animé du désir profond « que ces personnes que l’on dit religieux, excellents éducateurs et de grande probité finissent, d’une façon ou d’une autre, par prendre conscience qu’il y avait quelque chose de malsain dans leur enseignement chrétien… et commencent à changer de comportement ».

Soixante-trois personnes se sont inscrites à titre de victimes à cette demande d’action collective jusqu’à présent.

Des questions hantent Georges – et le hanteront toujours : « Quelle aurait été ma vie sans cette douloureuse expérience que je n’ai jamais oubliée ? Sans punitions ni colère, sans cette marque d’ostracisé sur mon front, sans ce secret que je ne pouvais révéler à personne, sans cette maudite odeur de sperme que j’ai tant haïe toute ma vie et que je sentais constamment sur moi, sans cette souillure maudite qui m’accablait ? »

*Son nom est fictif ; son histoire ne l’est pas.

**Les allégations n’ont pas encore été prouvées en justice, d’où notre utilisation du conditionnel.