(Ottawa) Deux fonctionnaires suspendus sans salaire en lien avec le fiasco financier entourant la conception de l’application ArriveCAN accusent la haute direction de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) de mentir dans cette affaire afin de camoufler sa propre incompétence.

Ce qu’il faut savoir

Les versions contradictoires pour expliquer le fiasco financier d’ArriveCAN se multiplient.

Deux fonctionnaires suspendus sans solde ont accusé jeudi la haute direction de l’ASFC d’avoir menti aux élus.

La vérificatrice générale a constaté d’importants dépassements de coûts pour le développement de cette application durant la pandémie de COVID-19.

Des irrégularités ont aussi été relevées dans l’attribution de contrats à GC Strategies, une firme de deux employés sans expertise en technologies de l’information qui a par la suite sous-traité le travail.

Dans un témoignage percutant, les deux fonctionnaires – Cameron MacDonald et Antonio Utano – affirment que ce sont les membres de la haute direction de l’ASFC qui ont choisi la firme GC Strategies pour mener le projet au début de la pandémie de COVID-19, contredisant ce que ces derniers ont affirmé devant un comité parlementaire au cours des derniers mois.

« On dirait presque un combat de rue entre fonctionnaires », a fait remarquer le député libéral Irek Kusmierczyk.

Les élus du comité des opérations gouvernementales ont adopté une motion pour réclamer une autre enquête, cette fois de la commissaire à l’intégrité du secteur public. L’ombudsman de l’approvisionnement et la vérificatrice générale ont déjà produit chacun un rapport sur les contrats fédéraux pour ArriveCAN.

MM. MacDonald et Utano, qui ont travaillé à l’agence au début du projet avant d’obtenir d’autres postes au sein de la fonction publique, ont soutenu que l’ancien président de l’ASFC, John Ossowski, et l’ancien vice-président et dirigeant principal de l’information de l’agence, Minh Doan, ont pris la décision de retenir les services de GC Strategies. Cette firme de consultants, qui ne compte que deux employés, a été montrée du doigt dans un rapport accablant de la vérificatrice générale Karen Hogan, la semaine dernière.

PHOTO SEAN KILPATRICK, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Erin O’Gorman, présidente de l’Agence des services frontaliers du Canada

Ils ont aussi soutenu que l’actuelle présidente de l’ASFC, Erin O’Gorman, a menti aux élus quand elle a affirmé devant un comité parlementaire ne pas savoir qui avait pris la décision d’accorder de multiples contrats à GC Strategies pour la conception de l’application ArriveCAN. Ils ont souligné à grands traits que les postes qu’ils occupaient à l’agence autrefois ne leur donnaient pas l’autorité d’accorder ainsi des contrats.

« L’ASFC fait preuve de mauvaise foi »

Durant leur témoignage de près de trois heures, MM. MacDonald et Utano ont affirmé que la haute gestion de l’ASFC multiplie les démarches douteuses et les enquêtes bâclées et refuse de divulguer les informations dont ils ont besoin pour se défendre dans l’unique but de faire d’eux les boucs émissaires d’un projet controversé.

« Je n’ai pas sélectionné GC Strategies. En fait, cette entreprise ne faisait pas partie de ma recommandation », a lancé dès le début de son témoignage Cameron MacDonald, qui était à l’ASFC avant d’obtenir un autre poste de haut fonctionnaire à Santé Canada.

Je suis très préoccupé que des milliers de courriels aient été effacés pour masquer la vérité. L’ASFC retarde mes demandes d’accès à l’information, dont j’ai besoin pour me défendre.

Cameron MacDonald

« L’ASFC a agi d’une manière injuste et continue de faire preuve de mauvaise foi. [Elle a] fabriqué de toutes pièces un scénario dans le but de prendre [ses] distances et d’éviter de rendre des comptes. Il est ironique que les gens qui nous montrent du doigt aujourd’hui soient aussi ceux qui ont les mains les plus sales », a asséné M. Utano, qui est suspendu sans salaire de son poste à l’Agence du revenu du Canada.

MM. Cameron et Utano avaient déjà clamé leur innocence devant le même comité des opérations gouvernementales le 7 novembre. Ils ont été rappelés à nouveau par les élus dans la foulée de la publication du rapport de la vérificatrice générale.

Dans son rapport, la vérificatrice générale a noté des irrégularités dans les contrats totalisant 19,1 millions accordés à GC Strategies par l’ASFC, uniquement pour le développement d’ArriveCAN. C’est près du tiers des 59,5 millions qu’a fini par coûter l’application servant à recueillir les coordonnées et le statut vaccinal des voyageurs à leur arrivée au Canada durant la pandémie. Sa version initiale avait un budget total de 80 000 $.

« De mon point de vue, il n’y a jamais eu de budget alloué », a affirmé M. MacDonald pour expliquer les dépassements de coût.

PHOTO ADRIAN WYLD, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

La vérificatrice générale Karen Hogan

Mme Hogan a noté que GC Strategies avait notamment participé à l’élaboration des critères pour l’appel d’offres qu’elle a remporté sans processus concurrentiel. Mais la vérificatrice générale n’a pas pu trouver de documentation sur les discussions entre la firme et l’ASFC pour justifier un premier contrat de 2,35 millions en avril 2020. GC Strategies a aussi invité les hauts fonctionnaires responsables du dossier à une dégustation de whisky par la suite, jetant un doute sur l’impartialité du processus.

Nouveau témoignage

Durant leur témoignage de novembre, MM. MacDonald et Utano avaient également alors rejeté en bloc les allégations des propriétaires de l’entreprise Botler AI. Les dirigeants de cette firme montréalaise, Ritika Dutt et Amir Morv, ont affirmé devant un comité parlementaire en octobre qu’il existait de la « corruption systémique » dans l’appareil fédéral, notamment à l’ASFC, en pointant du doigt MM. MacDonald et Utano. Ils avaient aussi déjà décrit GC Strategies, avec qui ils avaient travaillé pour un projet de robot conversationnel non lié à ArriveCAN, comme une « entreprise fantôme ».

L’ASFC a lancé une enquête interne à la suite de plaintes de la firme montréalaise et a soumis des documents à la Gendarmerie royale du Canada, qui a ouvert une enquête.

MM. MacDonald et Utano estiment que leur suspension sans solde constitue des représailles pour avoir exposé des informations et critiqué la présidente de l’ASFC lors de leur témoignage précédent, l’automne dernier.

Jeudi, ils ont accusé les dirigeants de Botler AI d’avoir voulu marchander les informations qu’ils avaient colligées sur GC Strategies contre des contrats de l’ASFC. Les deux fonctionnaires suspendus ont déposé une requête en Cour fédérale pour faire annuler l’enquête interne de l’ASFC, qui est biaisée, selon eux, afin qu’elle soit menée par une tierce partie indépendante.

« Ces allégations sont complètement et totalement fausses, a réagi la présidente-directrice générale de Botler AI, Ritika Dutt. Botler n’a jamais demandé de contrat ou tout autre avantage en échange d’informations concernant une mauvaise conduite. »

L’entreprise dit « coopérer pleinement » à toutes les enquêtes qui ont été ouvertes alors qu’elle n’a aucun contrat actuellement avec l’ASFC.