Dans la chambre de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont, le médecin a dit à Elena que, malheureusement, le cerveau de son mari Mykhaïlo ne donnait aucun signe d’activité.

C’était en février dernier.

Nous allons faire un dernier test, demain, a-t-il dit.

Et si le test est négatif, si le cerveau n’est pas actif ?

On va vous donner du temps, a répondu le médecin. Il faudra alors décider si vous voulez donner les organes de votre mari.

C’est Lidia qui traduisait pour sa petite-cousine. Lidia qui me regarde, en entrevue : « Je ne pensais pas qu’Elena dirait oui au don d’organes… »

Mais tout de suite, Elena a dit oui : « Je veux que son cœur continue à battre. »

Elena Gustiuc est moldave. Elle a marié un Ukrainien, Mykhaïlo Karakatitsa, dit Micha, et ils ont eu deux filles, Maryna et Yanna.

Sa petite-cousine Lidia Oprea, qui habite Montréal depuis sept ans, est aussi moldave. Les deux femmes sont petites-cousines, mais sont aussi de grandes amies : elles ont grandi ensemble.

Les Karakatitsa-Gustiuc habitaient un village du sud-ouest de l’Ukraine, dans l’oblast d’Odessa, sur le bord de la mer Noire. Quand la Russie a envahi l’Ukraine, Lidia a appelé Elena.

Viens te réfugier à Montréal, lui a-t-elle proposé. Montréal où elle habite avec Pavel et leurs enfants.

Elena a répondu que Micha ne voudrait jamais. Il avait mis des années à construire la maison familiale, adjacente à celle de ses vieux parents, sur une terre agricole. Des années de dur labeur, à construire un nid, petit à petit.

Propose-le quand même, a répliqué Lidia. Et puis, dis-lui que c’est pas pour toujours, vous pourrez toujours retourner en Ukraine quand la situation va se calmer…

La guerre n’était pas dans le village, pas encore. Mais on entendait les bruits de la guerre, on en sentait les échos. Et des villageois se réfugiaient parfois dans leurs sous-sols pour mieux dormir, à cause de la peur.

Quelques jours plus tard, Lidia a reçu un courriel d’Elena : Micha acceptait, ils allaient venir à Montréal.

Je précise, ici, que Micha avait une prothèse en guise de hanche, résultat d’une vieille blessure. Il n’a pas été mobilisé.

La famille a mis le cap chez les parents d’Elena, en Moldavie, estimant qu’il faudrait deux mois pour que la paperasse de l’immigration canadienne soit complétée.

PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE

La famille Karakatitsa-Gustiuc à son arrivée à Montréal, en janvier

Il en a fallu huit, et c’est ainsi que le 30 janvier dernier, Micha, Elena, Maryna et Yanna ont enfin débarqué à Montréal pour rejoindre Lidia, son mari et leurs deux enfants à Anjou.

Trois semaines plus tard, Micha est mort.

Dans son village, tout le monde connaissait Mykhaïlo. Je vous l’ai dit : il a construit sa maison de ses mains, pendant des années. C’était un manuel, comme on dit.

Aussi, tout le village l’appelait quand il fallait réparer quelque chose. Micha disait toujours oui. Une fournaise qui ne fonctionne plus, un évier bouché ?

Les gens du village appelaient Micha, parfois la nuit…

Elena protestait, parfois : « Micha, lui disait-elle, c’est dimanche, tu as le droit de dire non ! »

Mais Micha ne disait jamais, jamais non.

Micha ne voulait que deux choses.

Un, que sa famille, Elena, Maryna et Yanna en tête, soit bien.

Deux, aider les autres.

PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE

Quand on l’appelait pour aider, Micha disait toujours oui. « Il était si bon », dit sa femme Elena.

Lidia me regarde, assise à sa table de cuisine : « Micha avait un grand cœur. »

En débarquant à Montréal, Elena a pensé : « Micha va pouvoir se reposer, après des années à travailler, travailler, travailler… Il va avoir un travail de 9 à 5, on va pouvoir avoir du bon temps en famille… »

Mais trois semaines plus tard, Micha s’est senti mal, accident cardiovasculaire.

Mykhaïlo a passé une semaine dans le coma, à Maisonneuve-Rosemont. Ça ne faisait pas un mois que lui et sa famille étaient à Montréal.

Et là, tout s’écroulait, alors que tout semblait se placer…

Elena allait apprendre le français et trouverait un boulot. Les enfants iraient à l’école. Micha, lui, irait éventuellement travailler avec Pavel, le mari de Lidia, une fois qu’il aurait obtenu sa licence de la Régie du bâtiment du Québec.

Et un jour, pas tout de suite, quand ils le pourraient, Elena et Micha pourraient rembourser les sommes engagées par Elena pour les faire venir à Montréal. Rien ne pressait.

Et là, un ACV avait fauché Micha. Il était allongé dans un lit, dans un hôpital d’un pays qu’ils ne connaissaient pas.

Lidia : « Je savais que le don d’organes était une option, mais je n’avais pas le courage d’en parler avec Elena… »

C’est le médecin intensiviste Jean-Alexis Tremblay qui a brisé la glace, ce jour-là, alors que tous les signes pointaient vers la mort cérébrale de Mykhaïlo.

À table, dans sa maison d’Anjou, Lidia me raconte la scène de l’hôpital. À sa droite, Elena écoute. Face à elle, Maryna. Lidia raconte, elle se souvient de tout. Le DTremblay qui dit qu’il n’y a pas grand espoir, qui évoque le don d’organes, si la famille le souhaite. Elena qui dit oui, tout de suite. Maryna qui accepte, elle aussi, tout de suite.

« Je pensais qu’Elena réfléchirait plus longtemps, me dit Lidia. Mais elle a dit oui tout de suite, elle voulait que d’autres personnes puissent vivre grâce aux organes de Mykhaïlo si Micha, lui, ne pouvait plus vivre. »

Les règles étant ce qu’elles sont, ici, en matière de don d’organes, Elena ignore qui a reçu les organes de son mari.

Elle sait que son Mykhaïlo a donné trois organes : ses reins et son cœur. À l’hôpital, apprenant cela, Elena a eu cette réaction : « Quand Micha était vivant, il était si bon, s’il avait pu donner son cœur, il l’aurait donné. »

Elena et ses proches savent ceci : trois personnes de leur terre d’accueil ont probablement une meilleure vie aujourd’hui, grâce à Micha.

Si Elena et Lidia ont accepté de parler à La Presse, c’est pour trois raisons.

Un, pour mettre un peu de lumière sur les familles de donneurs d’organes. Personne ne sait ce que c’est que de plonger dans ce trou noir, m’ont-elles expliqué, autour de la table de cuisine de Lidia.

C’est le pire moment de ta vie, il y a mille variables à affronter : la douleur, le deuil, l’incertitude, la peur financière. Ça coûte cher, mourir.

Deux, pour remercier la Mission du DPierre Marsolais1, médecin intensiviste, coordonnateur du don de tissus et d’organes pour le CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal et infatigable pèlerin du don d’organes au Québec2. La Mission a épaulé la famille pour faire face à certains défis logistiques et financiers, après la mort de Micha.

L’œuvre de la Mission du DMarsolais est méconnue, Lidia et Elena veulent que les familles de donneurs d’organes le sachent : il y a de l’aide et cette aide fut, pour elles, capitale.

Trois, Lidia veut que l’on sache que ça fait du bien, aider. Juste ça : aider les autres, ça fait du bien à soi.

Et Dieu sait qu’Elena et Lidia ont eu de l’aide, depuis 40 jours, depuis la mort de Micha. Ça lui a fait du bien, à elle, d’aider son amie. Ceux qui ont aidé Elena financièrement et matériellement, ça leur a fait du bien : ils ont été nombreux à aider, de mille façons.

L’entrevue tirait à sa fin. Maryna n’avait presque pas dit un mot. Maryna, qui a 16 ans, qui a appris des rudiments d’anglais toute seule sur l’internet, quand elle ne pouvait pas aller à l’école, en Moldavie, qui va déjà à l’école pas loin, à Saint-Léonard.

J’ai demandé à Lidia si Maryna voulait dire quelque chose, pour ce papier. Lidia a traduit ma demande.

Maryna a pris tout son temps pour réfléchir. Puis, elle a commencé à parler. Et à mesure qu’elle parlait, sa voix se brisait. Je ne comprenais pas ce qu’elle disait.

Mais tout le monde, autour de la table, s’essuyait les yeux. Elena, le DPierre Marsolais, Lidia, moi…

Maryna a cessé de parler, s’est essuyé les yeux.

Lidia s’est tournée vers moi, pour traduire les mots de Maryna : « Quand je suis arrivée au salon funéraire, que j’ai vu mon père mort, j’ai eu un flash. Son cœur n’est pas mort, son cœur continue à battre, quelque part. Et j’ai pensé, en souriant : il n’est pas mort. »

1. Consultez le site de la Mission du Dr Marsolais 2. Lisez la chronique « Don d’organes, le système imparfait »