Une semaine, les robots nous envahissent, c’est la panique. La suivante, tout est en panne à cause de vulgaires branches tombées sur des fils. Crac, crac, crac…

Ça fait tellement 1960.

Comme tout le monde, ChatGPT regarde par la fenêtre comme un idiot pour voir si les camions d’Hydro-Québec s’en viennent. Il voit des gens dans des nacelles avec des perches et des outils anciens qui jouent dans les poteaux.

Au moins, grâce aux avancées de la technologie, le téléphone ne dépend plus des fils, n’est-ce pas ?

Tiens, c’est curieux, il n’y a qu’une minuscule barre de réception à mon portable. J’apprends que même le « sans-fil » a besoin de fils et de poteaux.

J’ai appelé un ami. J’entendais un drôle de bruit.

« Je recharge mon téléphone dans l’auto… »

On va faire quoi quand toutes les voitures seront électriques ?

Y a que ma mère ayant encore ça, un vrai téléphone avec un vrai fil. Dans sa résidence Sélection en presque-faillite, il y a sûrement une génératrice.

« Oui, mais juste pour les ascenseurs et les corridors, m’a-t-elle expliqué.

— Tu trouves pas qu’ils devraient chauffer les appartements au lieu du corridor ? »

Elle n’était pas le moindrement indisposée, vu qu’elle avait eu le temps de faire sa fameuse tarte à l’érable pour Pâques. Je dis fameuse car, pas pour la vanter, mais elle a déjà gagné le concours de tartes. Oui, madame.

Au moins, Réal Bouclin n’a pas apporté la génératrice chez le prêteur sur gages, M’man.

C’est ça que je me suis dit, comme dit Christine Beaulieu dans J’aime Hydro. Moi aussi, j’aime Hydro. Mais presque pas de téléphone, pas d’internet, quoi faire ?

J’ai lu d’un trait Le muguet rouge, dernier livre de Christian Bobin. Le libraire me l’avait presque mis dans les mains la veille.

Ça tombait bien.

Au mois de novembre à Paris, j’étais entré dans la librairie Au Dauphin, rue de Bourgogne.

La patronne grillait une Gauloise derrière le comptoir, comme pour bien marquer qu’on entrait là dans un lieu de résistance culturelle. D’un côté, les livres neufs, de l’autre les usagés, qui enserraient la libraire et la tenaient au chaud l’automne depuis 50 ans, et comme il y a 50 ans.

Il y avait, collée dans la vitrine, une lettre manuscrite. C’était un mot de remerciement de Christian Bobin, écrit à l’encre bleue, d’une écriture délicate.

« J’étais en train de lire Le Très-Bas, de Bobin, en écoutant du Schubert, et j’étais emportée par cette écriture, si bien que je ne savais plus si je lisais du Schubert ou j’écoutais du Bobin… Puis, un homme discret entre dans la librairie. Il cherche le livre d’une poète du XIXe siècle. Il a fait tous les libraires de Paris. Je lui dis : attendez, j’ai peut-être ça en arrière… »

Il existe encore quelques lieux où traîne dans l’arrière-boutique un livre oublié de tous, que quelqu’un un jour cherchera désespérément, comme une céréale ancienne gardée dans une réserve pour un semeur du futur.

Elle l’avait. Il était fou de joie.

« Ici, c’est comptant ou par chèque », précise la libraire.

Il a sorti son chéquier. Il a signé. J’ai dit : « Quoi, c’est vous, Christian Bobin ? »

Qui des deux était le plus ému, difficile à dire.

Quelques semaines plus tard, la libraire recevait cette lettre manuscrite avec un petit livre de poèmes.

J’ai pris le premier Bobin qui traînait et j’ai lu au hasard : « Il nous faut mener double vie dans nos vies, double sang dans nos cœurs, la joie avec la peine, le rire avec les ombres, deux chevaux dans le même attelage, chacun tirant de son côté, à folle allure. »

OK, vendez-moi ça.

« C’est comptant ou par chèque… »

Une semaine plus tard, Christian Bobin est mort.

Le muguet rouge, minuscule ouvrage antimoderne, était déjà chez l’imprimeur.

Il est question de la « terrible amitié des écrans qui ne dorment jamais » et de la « pluie noire des chiffres » qui « retombe sur le monde ». Des nouveau-nés et des morts, ces « deux forces inépuisables ».

Il paraît aussi qu’« aller d’une présence subtile à une autre présence subtile pour en extraire une nourriture solaire est un travail d’abeille et de poète. Ce monde détruit les deux ».

C’est un livre de jour de panne, sombre, plein de lumière naturelle, mais comme écrit à la chandelle sur du vrai papier.

La panne a duré trois jours. J’ai soufflé les chandelles, rechargé à bloc mon téléphone, requinqué mes 5 G, mes écrans. Tout est reparti à folle allure. Comme tous les avions sont repartis couvrir le ciel tout de suite après la pandémie. Comme tout ce qu’on avait dit qui changerait et qui n’a pas changé du tout. Pas de moratoire, pas de mise sur pause.

Comme avant, comme avant.