Un mois qu’elle a accepté de faire des heures supplémentaires, par un lundi soir ordinaire, dans une petite ville ordinaire. Un mois qu’elle a répondu à un appel de routine. Un mois qu’elle est morte.

Les Québécois sont passés à d’autres drames, à d’autres faits divers. Mais pas les policiers. Pas cet agent de la Sûreté du Québec, qui pense encore « tous les jours » à Maureen Breau, poignardée à Louiseville, le 27 mars, au cours d’une arrestation qui a mal tourné.

« Sa mort ne va rien changer, prédit-il sombrement. Les deux premières semaines, le monde s’est indigné et s’est dit : “Oh, mon Dieu, on l’a échappé.” Mais on est déjà passé à autre chose. »

Ce policier – appelons-le Philippe, puisqu’il n’est pas autorisé à parler aux médias – a une pensée pour sa collègue chaque fois qu’il monte à bord de son autopatrouille. Chaque fois, il se demande s’il sera le prochain à répondre à un appel de routine qui tournera mal.

À Louiseville, Isaac Brouillard Lessard avait été déclaré cinq fois non criminellement responsable d’actes violents pour cause de troubles mentaux. Il était violent, parano. Il terrorisait ses voisins.

En mars 2022, la Commission d’examen des troubles mentaux avait conclu qu’il représentait « un risque important pour la sécurité du public ». Mais il n’y avait pas d’inquiétude à avoir : ce risque serait « adéquatement contrôlé si la libération de l’accusé [était] assujettie à un suivi et un encadrement appropriés ».

Le « si » est crucial, dans cette phrase.

De toute évidence, il n’y a pas eu de suivi ou d’encadrement appropriés. Le risque n’a pas été « adéquatement contrôlé ».

Lâché lousse, Isaac Brouillard Lessard était une bombe à retardement qui a fini par exploser, en ce lundi soir de mars.

Au lendemain du drame, Philippe a écrit sa colère sur Facebook, dans un message anonyme qui est devenu viral. « Maureen Breau, on l’a trahie, accusait-il. La mort d’un policier en devoir ça arrive, c’est un des risques du métier qu’on accepte. Par contre, la mort d’un policier tué par un taré qui aurait dû être enfermé et soigné depuis longtemps, c’est inimaginable. »

Un mois plus tard, le policier n’a pas décoléré.

Je pourrais vous donner des noms de gars dans mon secteur qu’on va probablement tirer, un moment donné. Excusez mon langage, mais ce sont des osties de fous, pis à toutes les fois, ils sont libérés. Ils ne sont jamais gardés à l’hôpital, ils n’ont jamais de soins. À tous les trois ou quatre mois, on a un appel…

Philippe, policier

Il me parle de criminels endurcis qui enfreignent sans arrêt leurs conditions, mais que des juges persistent à libérer, malgré le danger évident qu’ils représentent. « On l’accepte, ce n’est pas grave », ironise-t-il. On l’accepte au nom de la réinsertion sociale, un beau principe qu’on n’a malheureusement pas toujours les moyens de mettre en pratique.

Mais cette réalité, on préfère ne pas la voir, s’indigne Philippe. On préfère vivre dans « un monde de licornes » où on tape allègrement sur un policier en poste à l’autre bout de la province parce qu’il n’a « pas été courtois avec un agresseur sexuel récidiviste en liberté »…

Superviseur retraité du SPVM et spécialiste en usage judicieux de la force, Stéphane Wall est lui aussi convaincu que « d’autres personnes vont mourir si on continue à banaliser le fait que des gens dangereux sont dans les rues ». Ce n’est qu’une question de temps.

Nous, ça nous décourage ben raide, parce qu’on voit le désarroi des victimes et des familles. Le phénomène des portes tournantes, ça fait des années qu’on en parle.

Stéphane Wall, spécialiste en usage judicieux de la force

Le nombre d’appels aux policiers de la SQ pour qu’ils interviennent auprès d’une personne dont l’état mental était perturbé a augmenté de 35 % depuis 2018, selon l’Association des policières et policiers provinciaux du Québec.

Le syndicat a lancé une pétition, en ligne sur le site de l’Assemblée nationale, réclamant un meilleur encadrement des personnes violentes ou perturbées qui sont remises en liberté.

Stéphane Wall propose d’en faire un principe, qui guiderait non seulement les critères de remise en liberté, mais l’élaboration de lois fédérales et provinciales en la matière. Il suggère d’appeler cela le « Principe de Maureen ».

Appliquer ce principe pourrait sauver des vies. Et pas seulement celles de policiers. Celles des personnes en crise, parfois abattues en cours d’intervention policière. Celles de leurs proches. Une mère, un père, une conjointe, des grands-parents, dont on n’a pas voulu entendre les appels à l’aide.

« Pour le moment, les droits et libertés des victimes sont moins importants que ceux des criminels violents », se désole Stéphane Wall.

Les législateurs et les juges ne seraient pas aussi prompts à remettre des criminels violents en liberté s’il s’agissait de leurs propres voisins, croit-il. « On dirait que certains décideurs vivent sur une planète protégée et ne se rendent pas compte qu’il y a des gens qui souffrent. […] Pour la victime d’un agresseur sexuel ou d’un batteur de femmes, ça n’a aucun bon sens de se faire dire : “Non, non, ce petit gars-là, il fait donc pitié, on va l’envoyer purger une peine Netflix à la maison…” »