C’est l’histoire d’une femme qui assumait ses désirs pendant que son mari travaillait dans le Nord. On chuchotait sans doute dans le quartier, à Laval, qu’elle était « volage ». Je vous parle de la fin des années 1960.

Elle a eu cinq enfants. Les enfants, aujourd’hui, se rappellent qu’ils revenaient de l’école et que le camion du boulanger était stationné devant la maison. La porte de la maison était verrouillée. Maman était occupée…

Avancez le curseur de cinq décennies, à l’an 2023.

Appelons-la Julie. Elle m’a demandé l’anonymat pour préserver l’honneur de sa famille. Julie est la petite-fille de la femme volage dont je vous parle ci-dessus. Elle ne l’a jamais connue. Son père, Gilbert, lui a parlé de sa grand-mère. Ses oncles, ses tantes aussi.

Julie, comme son père et son grand-père, porte un patronyme italien. Je vais en inventer un : disons Barilla, comme les pâtes. Le grand-père Barilla était fils d’immigrés italiens, son épouse était canadienne-française, métissée d’irlandais.

Le patronyme italien n’est pas anodin dans l’histoire que je vais vous raconter, histoire qui commence dans le XXe siècle, mais qui ne pourrait pas exister sans les merveilles technologiques du XXIe.

Julie ne s’est jamais « sentie » italienne. C’est subjectif, bien sûr. Mais elle a toujours trouvé curieux, aussi, que son père soit si différent de son grand-père. Son père, Gilbert, est chauve ; son grand-père avait une riche crinière. Et le côté italien de l’arbre généalogique a légué une maladie héréditaire à plusieurs Barilla, la thalassémie, une maladie du sang qui provoque une grave anémie…

Or, Gilbert, le père de Julie, ne souffre pas de la thalassémie.

Vous me voyez venir ?

« J’étais certaine, dit Julie, que le père biologique de mon père n’est pas mon grand-père Barilla… »

Il n’y a pas si longtemps, une jeune femme incertaine de ses origines aurait dû se contenter de ses soupçons. En 2023, grâce aux avancées de la généalogie génétique offertes par plusieurs sites en ligne, on peut avoir des réponses.

Julie a donc commandé un kit d’ADN du populaire site Ancestry.com pour en avoir le cœur net, pour répondre à cette question : a-t-elle, oui ou non, des gènes italiens ?

Les sites qui offrent au public de reconstruire son arbre généalogique sont très populaires. Pour une centaine de dollars, on peut se lancer dans la « généalogie génétique » et en savoir davantage sur ses origines, par exemple sur l’ethnicité de ses aïeux.

Des sites peuvent vous dire où habitent vos lointains parents de la fesse gauche. Et même… de très proches parents. Un Québécois a eu la surprise de sa vie il y a quelques années : après avoir confié son ADN au site 23andMe.com, il a découvert qu’il avait une fille, en Australie1.

L’ADN récolté par ces sites constitue une formidable base de données d’échantillons génétiques qui a propulsé la « généalogie génétique », pour le meilleur… et parfois pour le pire.

Le meilleur : des tueurs sont désormais démasqués2 grâce à la comparaison de leur ADN laissé sur une scène de crime avec l’ADN de membres de leur famille qui ont utilisé des sites de généalogie génétique. On recense un cas récent au Québec3.

Le pire : des milliers de personnes découvrent à leur grande horreur que leur père n’est pas leur père biologique4, ce qui peut avoir l’effet d’une « bombe nucléaire » dans une famille, selon le témoignage au magazine The Atlantic5 d’un père qui a vécu cette découverte.

Julie a donc reçu son kit d’ADN du site Ancestry.com et les résultats ont confirmé son intuition : elle n’était italienne que de nom. Aucune trace de l’Italie dans son ADN. Même chose avec le kit du site 23andMe.com.

« J’ai donc demandé à mon père et à une de ses sœurs, ma tante, de faire les tests pour savoir s’ils étaient réellement frère et sœur… »

Gilbert et sa sœur ont accepté.

Résultat : avec 80 % de certitude, les tests ont déterminé qu’ils étaient demi-sœur et demi-frère.

Julie : « Mon père a 2 % de patrimoine génétique lié à l’Italie. Ma tante, elle, a 35 % de gènes italiens. »

J’ai parlé à Gilbert. Quand il était jeune, sa relation avec ses parents a toujours été mauvaise. Ils négligeaient leurs enfants : « Mes parents n’auraient pas dû avoir d’enfants. Il y avait une pression religieuse. » Quand il parle de ses parents, Gilbert, 58 ans, ne dit jamais « mon père » ou « ma mère ».

Gilbert n’est donc pas déçu d’apprendre que son père n’est pas son père biologique. Cette révélation ne cause chez lui aucune crise identitaire. Mais il a toujours eu des soupçons : « Juste le fait que toute la famille est atteinte de thalassémie, mais pas moi… »

Au bout du fil, il est serein. Sa sœur et lui savent. Les autres membres de la fratrie, dit-il, ne veulent pas faire les tests d’ADN. Gilbert ne juge pas cela.

Pour lui, les tests de généalogie génétique ont confirmé ce soupçon et mis fin à une partie d’un mystère familial vieux de plus de cinq décennies et résolu grâce à des avancées du XXIe siècle.

Mais une partie du mystère reste en suspens.

Qui est le père biologique de Gilbert ?

Sa fille Julie est obsédée par cette question.

Dans la rue des Barilla, à Laval, se souvient Gilbert, il y avait une famille qui habitait à deux maisons de la sienne. Des Québécois du terroir, avec un patronyme « de souche », disons des Leclerc.

Gilbert se rappelle qu’après Laval, sa famille a déménagé à Dollard-des-Ormeaux, puis à Montréal-Nord. Il se rappelle que le M. Leclerc de Laval venait souvent visiter sa mère…

« Le prétexte, se souvient-il désormais, c’est qu’il venait réparer le téléviseur. Disons que le téléviseur était souvent brisé ! »

Julie m’a contacté cet été. Elle avait le nom de l’ancien voisin, celui de ses enfants. Elle voulait de l’aide pour retrouver la famille de ce voisin. Elle souhaite en savoir plus sur son grand-père biologique. Si elle en savait plus sur cet homme, croit Julie, « peut-être que je comprendrais mieux mon propre père ».

Il y a aussi les antécédents médicaux de son grand-père biologique, qui pourraient éclairer le présent de Gilbert et de Julie : « Mon père a été dépisté pour le cancer du côlon toute sa vie, à cause d’antécédents familiaux. Mais depuis qu’on sait que mon père n’est pas le fils biologique de son père, c’est clair : ces années de dépistage étaient inutiles. »

Ultimement, Julie aimerait proposer aux filles de cet ancien voisin de sa grand-mère volage de faire un test d’ADN fourni par un de ces sites de généalogie génétique à la Ancestry.com.

En quelques clics, j’ai retrouvé l’avis de décès de ce mystérieux voisin, mort en 2005. Y figuraient des informations qui pourront peut-être faire avancer l’enquête de Julie. La jeune femme était ravie.

Mais j’avais deux mises en garde pour Julie…

Un, ce sera difficile de retrouver les filles de cet homme aujourd’hui décédé : elles ont des patronymes très communs. Ce sera comme chercher la proverbiale aiguille dans la légendaire botte de foin.

Deux, cette quête est véritablement un champ de mines éthiques et morales qui tourne autour de cette question explosive : est-ce que toute vérité est bonne à dire ?

J’imaginais la scène : Toc, toc, bonjour, madame Leclerc. En 1965, un enfant est né, mon père, c’est peut-être votre demi-frère…

J’ai dit à Julie : C’est pas rien, d’annoncer à des gens qu’un de leurs proches, leur père, a peut-être eu un enfant illégitime. Même si ça fait très, très longtemps…

La détective généalogique amateur en a convenu : « Je ne sais pas à quel point elles seraient intéressées à rencontrer leur “demi-nièce”. J’ai une grande curiosité par rapport à tout ça, c’est certain. Mais honnêtement, je ne sais pas ce qu’il serait correct de faire. »

1. Lisez l’article du journal Les 2 Rives 2. Lisez un article sur le Golden State Killer 3. Lisez la chronique d’Yves Boisvert « Quand la police fait de la généalogie » 4. Lisez un texte du Guardian (en anglais) 5. Lisez un texte de The Atlantic (en anglais)