Des milliers de kilomètres séparent le Québec de l’île italienne de Lampedusa. L’un voit croître de façon importante le nombre de demandeurs d’asile qui y arrivent, en dépit de la fermeture du chemin Roxham. L’autre agite les marchands de peur ces derniers temps, alors qu’un nombre record de 11 000 migrants y ont débarqué en moins d’une semaine, en dépit des politiques antimigrants de la cheffe d’extrême droite Giorgia Meloni.

Même s’il y a un océan entre ces deux réalités, elles mettent en relief une même évidence : fermer les frontières à double tour ne permet pas de freiner les mouvements migratoires.

Les discours populistes sur les migrants passent ; la guerre, la pauvreté et l’urgence climatique, qui poussent de plus en plus de gens vers l’exil, restent. Les politiques de fermeture et de criminalisation des migrations n’empêchent jamais les êtres humains d’aller voir ailleurs s’ils pourraient survivre ou, avec un peu de chance, peut-être même vivre.

Ce qui change toutefois lorsqu’on érige de nouvelles barrières et des barbelés, c’est que la trajectoire des migrants devient bien souvent plus difficile et plus périlleuse.

On le voit en Europe. La Méditerranée est encore aujourd’hui un cimetière pour des milliers de migrants, malgré le sursaut d’indignation et de solidarité internationale provoqué par la photo du petit Alan Kurdi, en 2015. Depuis 2016, 20 743 personnes migrantes sont mortes ou ont disparu en Méditerranée. Seulement depuis janvier 2023, ce sont plus de 2300 êtres humains qui ont vu leur rêve d’un avenir meilleur couler au fond de la mer.

La situation est tout aussi tragique pour les migrants qui tentent leur chance en Amérique du Nord. Avec 686 morts et disparitions de migrants recensés à la frontière entre les États-Unis et le Mexique en 2022, sa traversée est désormais « l’itinéraire terrestre le plus meurtrier jamais enregistré pour les migrants dans le monde », a rapporté la semaine dernière l’Organisation internationale pour les migrations.

PHOTO JOSIE DESMARAIS, ARCHIVES LA PRESSE

Migrants tentant d’entrer au pays par le chemin Roxham, au lendemain de sa fermeture, en mars dernier

Chez nous, six mois après la fermeture de Roxham, s’il est encore trop tôt pour obtenir un portrait complet de l’effet que la modification de l’Entente sur les tiers pays sûrs a eu sur les demandeurs d’asile, les organismes d’aide sur le terrain rapportent déjà des situations crève-cœur et s’inquiètent pour la suite des choses.

Bien que le portrait d’ensemble des demandeurs d’asile, désormais plus nombreux encore, tend à changer – la majorité d’entre eux arrivent aujourd’hui par avion et sont dans un état de précarité moindre que ceux qui ne pouvaient faire autrement que passer par le chemin Roxham –, cela ne veut pas dire qu’ils sont à l’abri de la précarité.

La méconnaissance du système d’asile fait en sorte que beaucoup tombent entre les mailles du filet et n’ont accès qu’à très peu de services dans cette longue course à obstacles qu’est le processus de demande d’asile.

À Roxham, les demandeurs d’asile pouvaient être dirigés vers un centre du Programme régional d’accueil et d’intégration des demandeurs d’asile (PRAIDA) pour un hébergement d’urgence pendant deux semaines. Là, ils pouvaient obtenir l’aide de travailleurs sociaux pour entamer leurs démarches. Désormais, s’ils n’ont pas fait leur demande d’asile à un port d’entrée, ils sont laissés à eux-mêmes, note Eva Gracia-Turgeon, directrice générale de Foyer du monde.

Il faut aussi souligner que l’arrivée par avion demeure inaccessible pour les demandeurs d’asile les plus vulnérables. Souvent originaires de pays en guerre, ils ne peuvent pas accéder à un port d’entrée régulier comme un aéroport, faute de visa et de moyens.

Leur solution de dernier recours depuis la fermeture du chemin Roxham : se rabattre sur une brèche dans l’entente renégociée entre Ottawa et Washington selon laquelle si vous êtes au pays depuis plus de 14 jours après une entrée irrégulière et que vous n’avez pas été intercepté, l’Entente sur les tiers pays sûrs ne s’applique pas et il est possible pour vous de déposer une demande d’asile.

Abdulla Daoud, directeur général du Centre de réfugiés, cite l’exemple de jeunes familles originaires d’Afghanistan, de Libye ou du Yémen que l’on a vues récemment arriver à Montréal bien mal en point et affamées, après deux semaines de clandestinité durant lesquelles elles ont pris des risques insensés.

Ces demandeurs d’asile sont moins nombreux, mais ils empruntent des routes plus dangereuses. Ils viennent et se cachent pendant 14 jours, sans en avertir personne. La plupart sont sans-abri. Ils trouvent refuge en forêt. On commence à en voir de plus en plus. Juste la semaine dernière, on a vu arriver neuf familles.

Abdulla Daoud, directeur général du Centre de réfugiés

On parle de populations vulnérables qui fuient la guerre et les persécutions. Leurs récits, qui témoignent de situations dangereuses et inhumaines, donnent froid dans le dos et laissent craindre le pire pour les mois d’hiver.

Une famille a raconté avoir loué une unité d’entreposage pour se cacher. « Ils s’y sont entassés à six ou sept pour y dormir la nuit. Ils voulaient s’y cacher jusqu’à ce que les 14 jours soient écoulés. »

C’est ainsi que là où certains entreposent leurs meubles, d’autres se voient forcés d’entreposer leurs espoirs clandestins. Dans le noir, en retenant leur souffle, tétanisés par la peur d’être renvoyés par les autorités pour avoir rêvé d’une vie meilleure pour leurs enfants.

On est vraiment rendus là ?

Avant que des demandeurs d’asile meurent en tentant de survivre, il est urgent que le Canada crée pour eux de nouvelles voies sécuritaires vers l’espoir.

(Re)lisez notre dossier « Roxham, six mois plus tard : une accalmie trompeuse »