Par un matin récent, Dominique a fait comme elle fait toujours aux aurores : elle a ouvert la porte de son immeuble pour en sortir et aller travailler. Geste banal.

Elle habite une tour de condos sur René-Lévesque Est. Normalement, la porte donnant sur le vestibule dans ce genre d’immeuble est vitrée. Pas celle de l’immeuble de Dominique : la porte est en bois.

Quand elle ouvre la porte, elle ne voit donc pas de l’autre côté.

J’entends le lecteur avisé, ici, me dire en se grattant la tête : « Pis après ? »

Justement, ce détail est capital dans la suite de l’histoire.

Dominique n’a pas vu que, de l’autre côté de la porte, un sans-abri dormait. La porte a frappé le gars à la tête, le réveillant brutalement. Ce qui l’a mis de fort mauvaise humeur.

Et c’est là que le type a crié la phrase qui donne le titre à cette chronique : « M’as te tuer, ma tabarnak ! »

Instinctivement, Dominique a reculé, apeurée. La porte se referme automatiquement. Et la porte a commencé, justement, à se refermer…

Mais l’homme l’a retenue, s’est levé et est entré dans l’immeuble…

Pour se lancer à la poursuite de Dominique.

Dominique m’a contacté après ma chronique du 28 septembre1, où j’expliquais que réduire au silence les citoyens qui ont des malaises avec des aspects déplaisants de l’itinérance est une bêtise contre-productive.

Cette femme est à l’image, je trouve, de nombre de nos concitoyens qui déplorent les interactions malheureuses avec les sans-abri – comme la sienne – sans sombrer dans un discours réactionnaire sans nuances.

« Quand j’étais enfant, dit-elle, j’allais faire le service avec mon père à la Mission Old Brewery. C’est une réalité qui ne m’effraie pas. Je sais que ces personnes ont vécu des traumatismes qui ont contribué à les faire aboutir dans la rue, qui les ont poussées vers des drogues. »

Dominique m’a fait faire le tour de son quartier : le parc Émilie-Gamelin, le terrain de la gare de bus désaffecté, le square Viger, la rue Sainte-Catherine. Partout, des gens démunis et désœuvrés. Des gens qui se parlent seuls, qui sont agités.

« Je suis dans le quartier depuis six ans. J’adore vivre ici. Il y a six ans, la misère n’était pas comme aujourd’hui. Je n’avais pas peur de sortir de chez moi, à 3 h du matin. Depuis un an… Il y en a plus. La rue Sainte-Catherine est remplie de gens qui ressemblent à des zombies, et tu le sens, c’est plus… tendu. »

Et en mars dernier, en traversant la rue Viger vers le Vieux-Montréal, Dominique s’est fait apostropher par un de ces zombies.

« Il s’est mis à me crier dessus : “You fucking bitch !” Je suis restée plantée au milieu de la rue, je me suis dit que si ça dégénérait, au moins, je serais à la vue des automobilistes. »

Au square Viger, lors de notre promenade, je compte une demi-douzaine de tentes. C’est un phénomène nouveau, dit ma guide. Il faut construire plus de refuges, ajoute-t-elle, comme si elle réfléchissait à voix haute.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Tente de sans-abri au square Viger

« Tu sais c’est quoi, cet immeuble ?

– Aucune idée.

— C’est l’ancien CHSLD Jacques-Viger. Il est désaffecté depuis des années. »

J’ai vérifié : l’immeuble est inoccupé depuis 2007.

Je reprends le récit de l’interaction violente entre Dominique et ce sans-abri qui l’a poursuivie dans l’immeuble.

Elle a obtenu les vidéos de surveillance. On y voit l’homme qui entre dans l’immeuble et se lance à sa poursuite. Dominique fuit vers le garage.

« Dans un monde idéal, j’aurais tourné à droite, dans le couloir du 1er, et j’aurais hurlé pour que quelqu’un dans les appartements m’entende. »

Mais Dominique n’a pas eu ce réflexe. Elle a fui vers le garage, l’homme à ses trousses. Sur les images, on le voit la suivre d’un pas décidé, sans le son.

« Je ne savais pas s’il était proche ou loin, je sais juste que je sentais qu’il me suivait, il me criait dessus. J’ai pensé : “Je suis morte, il va me tuer dans le garage…” »

Elle a réussi à sortir du garage, par la porte d’un couloir qui donne sur la rue perpendiculaire à la façade de son immeuble. Dominique a hurlé (en vain) pour que son chum l’entende de son appartement du 4e, tout en se sauvant vers le sud. Elle a composé le 911 en se réfugiant dans une cage d’escalier.

Son assaillant, lui, a tourné vers le nord.

La première raison de régler l’injustice de l’itinérance, c’est pour la dignité des personnes qui n’ont pas de toit. Un toit, des soins : on ne doit pas s’habituer à voir des gens souffrir dans la rue comme on s’est habitués à attendre 17 heures aux urgences.

La deuxième raison, c’est que plus il y aura de sans-abri de plus en plus désorganisés à cause de drogues de plus en plus fortes, plus les interactions comme celle vécue par Dominique vont se multiplier.

Et un jour surviendra une tragédie comme celle de New York où un sans-abri en perte de contact avec la réalité a projeté, il y a quelques jours, une femme devant un train2.

Le genre de tragédie qui va durcir l’opinion publique et qui risque de considérablement diminuer la tolérance et la compassion face aux sans-abri.

Les patrouilleurs ont offert à Dominique de la déposer à son travail, à quelques coins de rue. Elle a accepté. Et en route vers le travail…

Dominique a reconnu son assaillant qui marchait dans la rue !

« Les policiers ont arrêté leur auto-patrouille, ils sont allés lui parler… Mais ils ne l’ont pas arrêté. Ils m’ont dit : “Il n’a rien volé, rien brisé… On lui a dit d’aller jouer plus loin…” »

Sur le coup, Dominique n’a rien dit, encore sous le coup de l’adrénaline : « J’étais juste contente de ne pas être morte. »

Aujourd’hui, elle trouve que ça n’a pas de sens.

1. Lisez la chronique « “Pas dans ma cour” ? Mon œil » 2. Lisez l’article du New York Times « Woman in Critical Condition After Man Pushes Her Into Subway Train » (en anglais, abonnement requis)