« Il faut rentrer la vie des gens dans des cases administratives. Mais la vie des gens, ça ne rentre pas dans des cases. Notre système [d’immigration] est compliqué pour rien. »

C’est le cri du cœur lancé par MBenjamin Brunot, dans un article publié lundi portant sur les délais à Immigration Canada1.

Après 15 ans à tenter de mettre la vie de gens dans des cases, l’avocat spécialisé en immigration en arrive à un triste constat : sous ses beaux airs d’ouverture, le système canadien d’immigration est « déshumanisant ».

De mon côté, après 25 ans à raconter des histoires kafkaïennes d’immigration, j’en arrive à un autre constat troublant : comme par hasard, lorsque les médias mettent en lumière ces histoires, la machine bureaucratique semble soudainement, parfois, retrouver un brin d’humanité.

Ça devrait nous réjouir, nous, journalistes. Mais en fait, c’est assez fâchant.

On est bien sûr heureux pour tous ces gens dont la vie a changé en mieux grâce au travail des médias.

Rappelez-vous ces médecins français installés dans les Laurentides dont le renouvellement du permis de travail avait été refusé par Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) le 26 septembre dernier. Ma collègue Isabelle Hachey avait raconté leur histoire2. Comme par magie, après la médiatisation de l’affaire, le cas a été réglé.

Rappelez-vous le cas de cet autre médecin français, établi en Montérégie, qui risquait de ne plus pouvoir pratiquer à l’Hôtel-Dieu de Sorel, faute de pouvoir parler à un humain à IRCC pour régulariser sa situation. Ma collègue Émilie Bilodeau avait raconté son histoire3. Le jour même, comme par magie pour lui aussi, il obtenait le renouvellement de son permis de travail.

Même scénario dans un des cas rapportés lundi par Émilie. Un père de famille originaire d’Afrique centrale, ayant fui des persécutions, qui s’est retrouvé sans permis de travail fin septembre, même s’il avait pris soin de faire une demande de renouvellement en mars dernier. Du jour au lendemain, la famille de huit personnes devait se débrouiller pour survivre en s’appuyant sur le seul salaire de la mère, qui travaille à temps partiel dans un Walmart. Là encore, lorsque le 98,5 et La Presse se sont intéressés à l’histoire, le dossier a pu soudainement être débloqué.

Ce ne sont là que quelques cas recensés dans le dernier mois. Mais la liste s’étire à l’infini depuis des années.

Comme je le disais, on ne peut qu’être heureux pour tous ces gens dont la vie a changé en mieux après la médiatisation de leurs déboires. Mais chaque fois que je vois ce genre d’histoires, ça me fâche aussi. Pas normal d’attendre que les médias s’intéressent à un cas pour le régler. Pas normal que les journalistes fassent le travail que les fonctionnaires d’IRCC auraient dû faire d’emblée.

Il faut aussi savoir que l’efficacité du relais médiatique est à géométrie variable. Si un article concerne uniquement les droits fondamentaux d’un demandeur d’asile auquel les gens peinent à s’identifier, il aura le plus souvent un moins grand impact que si on parle d’un médecin français, souligne MBrunot, qui est administrateur à l’Association québécoise des avocats et avocates en droit de l’immigration.

Le plus fâchant dans tout ça, c’est donc de savoir qu’une fois que l’on a réglé un cas individuel, on n’a, en réalité, pas réglé grand-chose. Le problème structurel, lui, demeure entier, comme en témoignent toutes les histoires qui ne suscitent que de l’indifférence, les témoignages désespérés qui pleuvent après chaque article et le rapport récent de la vérificatrice générale du Canada sur la longue attente des nouveaux arrivants pour obtenir leur résidence permanente.

Pour une histoire mise en lumière dans les médias qui finit bien, combien d’autres parcours crève-cœur qui, dans l’ombre, finiront très mal ? Combien de vies brisées ?

On a eu une partie de la réponse dans le rapport dévastateur de la vérificatrice générale : beaucoup trop. IRCC « a depuis longtemps de la difficulté à respecter ses normes de service pour ses programmes de résidence permanente », lit-on. Les délais sont particulièrement longs et pénibles pour les réfugiés4. Après avoir survécu à l’exil, il leur faut tenter de survivre à la froide lenteur de la bureaucratie canadienne.

Que faire pour humaniser le système d’immigration ?

MBrunot propose en priorité deux solutions qui me semblent tomber sous le sens.

La première : s’assurer que les gens puissent parler à un humain chez IRCC, qui pourra comprendre que leur vie ne rentre pas dans des petites cases.

Embaucher des humains est une mesure coûteuse, certes. Mais si on tient compte du coût humain de la bureaucratie dysfonctionnelle actuelle, c’est un investissement qui vaut la peine.

La deuxième : simplifier le processus d’immigration. Il est inutile et contre-productif de multiplier les cases dans des formulaires administratifs de plus en plus longs et complexes, qui trahissent une peur de l’étranger et de la porte ouverte. Cela ne fait qu’accroître les risques d’erreurs, qui entraînent des rejets automatiques de candidats de bonne foi à cause d’un détail insignifiant (se tromper par exemple en inscrivant une ancienne adresse ou en énumérant ses voyages des dernières années).

Alors que l’immigration au Canada, tout comme dans l’ensemble des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques, atteint un niveau record, espérons que l’humanisation et la simplification du processus aboutissent dans la case « URGENT ».

1. Lisez « Il faut rentrer la vie des gens dans des cases » 2. Lisez « Un médecin français craint de ne plus pouvoir pratiquer » 3. Lisez « Une couille dans le potage » 4. Lisez « Plus long pour les réfugiés que pour les autres immigrants »

IRCC dit faire preuve de diligence

Si on veut réduire les délais et les risques d’erreurs dans les dossiers d’immigration, pourquoi ne pas embaucher des fonctionnaires à qui ce serait possible de parler de vive voix ? IRCC « est au courant des préoccupations indiquées dans le rapport de vérification », a répondu par courriel Nancy Caron, porte-parole d’IRCC.

« Au cours des dernières années, nous avons fait preuve de diligence pour remédier à ces enjeux dans le cadre de notre engagement visant à améliorer le service à la clientèle et à établir un système d’immigration plus fort. Depuis la réalisation de la vérification, IRCC a continué de réduire ses arriérés en numérisant les demandes, en embauchant et en formant de nouveaux employés et en utilisant des technologies d’automatisation pour accroître la capacité et l’efficacité en matière de traitement. »

Quant à savoir s’il n’y a pas lieu de simplifier le processus, IRCC dit être conscient de la nécessité de moderniser et de renforcer le système d’immigration « pour relever les défis associés à l’accueil d’un plus grand nombre de personnes ».

« IRCC continue d’améliorer les services à la clientèle grâce aux commentaires provenant de nos clients. Le ministère se modernise en adaptant, modifiant et réinventant la façon dont les services sont fournis aux clients, par exemple en fournissant des suivis de l’état des demandes pour plusieurs programmes. »