Vaut-il mieux annuler un festival consacré à la culture du monde arabe alors que ce même monde arabe est à feu et à sang ?

Dans la foulée de l’attaque horrible du 7 octobre en Israël et de la folie aussi horrible qui a transformé Gaza en cimetière de notre humanité, Joseph Nakhlé, directeur du Festival du monde arabe (FMA), avoue, la mine basse, y avoir songé pour la première fois en 25 ans. « Il y a trop de souffrances… »

Trop de souffrances et beaucoup d’amertume aussi devant la façon dont le discours médiatique dominant traite ces souffrances. « La gravité de la catastrophe nous a poussés à penser que tout ce que l’on fait est en vain. Après plus de 70 ans de luttes pour faire comprendre que les Palestiniens ont des droits, on a cru qu’une conscience occidentale s’était réveillée autour de la cause palestinienne. Et d’un coup, parce qu’il y a eu une horreur, des crimes abominables qui ont été commis, tout de suite, l’histoire commence le 7 octobre et les 70 ans qui ont précédé ont été oubliés. »

Le fondateur du FMA, vite devenu incontournable dans le paysage culturel québécois, n’en est pas à sa première crise. À la suite du 11 septembre 2001, alors que le FMA n’en était qu’à sa deuxième édition, des partenaires du festival se sont soudainement désistés. Des contrats pour la location de salles ont été résiliés sans explications. « C’était très dur parce qu’on a carrément été chassés de tous lieux à Montréal ! »

Dans un contexte de paranoïa post 11-Septembre où « monde arabe » devenait synonyme de « monde terroriste », il aurait sans doute été plus simple de tout annuler.

Plus simple, mais pas plus sage. Car n’est-ce pas dans les moments de tensions que l’espace apaisé et apaisant que procure la culture est le plus important ?

C’était – et c’est toujours – le pari de Joseph Nakhlé, qui est aussi écrivain et journaliste.

Finalement, alors que le FMA était partout persona non grata, ce sont des prêtres de la Congrégation Notre-Dame, à Westmount, qui lui ont ouvert ses portes au lendemain du 11-Septembre. « Ils nous ont reçus à bras ouverts. C’était vraiment une belle expérience. Le genre de petites lueurs qui nous permettent, d’édition en édition, d’avoir toujours de l’espoir et de nous dire que ça vaut le coup de tenter cette aventure. »

Le FMA a ainsi pris son envol en réussissant à transformer la négativité du 11-Septembre en occasion de rencontre et de dialogue. Il est, depuis sa naissance, une main tendue à la société québécoise.

La culture arabe est encore très riche, encore très vivante. Elle a encore des choses à dire. Non, ce n’est pas une culture réfractaire à la modernité. Ce n’est pas une culture morte et enterrée. Ce n’est pas une culture violente.

Joseph Nakhlé, directeur du Festival du monde arabe

L’objectif du FMA ne consiste pas pour autant à mener une campagne de promotion de la culture arabe, précise son fondateur, qui, dès les débuts du festival, a voulu rompre avec tout carcan communautaire. Ce n’est pas non plus un évènement fleur bleue. « C’est l’expression de gens d’ici, Arabes ou pas, Québécois, Français ou autres, qui veulent flirter avec cette culture et qui y trouvent des éléments d’inspiration pour des créations et des pensées modernes. Moi, personnellement, depuis 25 ans, je puise dans cette tradition immense, belle et splendide », dit Joseph Nakhlé, nommé Compagnon de l’Ordre des arts et des lettres du Québec en 2021.

Dans ses premières années, le festival a pu ainsi assouvir la grande curiosité de la société québécoise à l’égard d’un monde que l’on cherchait à mieux comprendre. Jusqu’en 2006, le public du FMA se composait à 80 % de Québécois « de souche ». Puis, avec ce qu’on a appelé « la crise des accommodements raisonnables », alors que les discours présentant les Arabes en général et les musulmans en particulier comme un « problème » se sont normalisés, le vent a tourné. « Le public a déserté notre festival. » Au départ, Joseph Nakhlé ne voulait pas y croire. Il se disait que le public demeurerait fidèle. Mais en constatant une chute de l’achalandage particulièrement marquée chez le public québécois « de souche » (à peine 5 %), il a dû se rendre à l’évidence. « Finalement, les gens ne sont pas imperméables à ce qu’on leur raconte à la télé, et c’est normal. »

Les choses ne se sont malheureusement pas arrangées avec le Printemps arabe et la montée du radicalisme violent. Mais Joseph Nakhlé reste convaincu d’une chose : dans ce monde sombre, chaotique et désespérant qui est le nôtre, il n’y a que les acrobaties de la création, celles des artistes et des gens passionnés qui demeurent porteuses d’un peu d’espoir.

C’est la raison pour laquelle, bien qu’il ait jonglé avec l’idée d’annuler la 24édition du FMA, il s’est finalement ravisé.

Le coup d’envoi du festival dont le thème est « Appartiens-moi. Fragments d’une identité vagabonde » sera donné comme prévu le 28 octobre afin « de ne pas céder à la désinformation, à la mésinformation ni à la peur ».

On pourrait croire que ce n’est pas le bon moment. Mais si, au contraire, c’était le meilleur moment ? se demande-t-il. N’est-ce pas dans les moments de désespoir que l’on a le plus besoin de lueurs d’espoir ?

« Sans faire de parallèle entre les deux situations, j’aime beaucoup l’idée que durant la Résistance en France, durant l’Occupation, beaucoup de pièces de théâtre et de spectacles ont été produits par la Résistance pour montrer que la vie continue. »

Annuler, ce serait renoncer à l’espace de rencontre d’un festival qui a toujours mis à l’honneur toutes les cultures qui ont façonné le monde arabe – ce qui inclut évidemment les cultures palestiniennes et juives. Ce serait renoncer à l’espoir.

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