Buffy Sainte-Marie, c’était un joyau du patrimoine canadien, une sorte de symbole national, pas loin du castor et de la feuille d’érable. C’était, aussi, une icône autochtone. Jusqu’au séisme : tout ça n’était qu’une vaste imposture. L’icône est blanche et américaine. L’enquête fracassante de la CBC, fin octobre, ne laisse place à aucun doute.

L’onde de choc n’a pas fini de se faire sentir. C’est tellement gros que beaucoup de Canadiens ont du mal à digérer ces révélations. Ils sont nombreux à se porter à la défense de la chanteuse. Pourquoi donc, demandent-ils, s’en prendre à cette grande artiste de 82 ans ? Après tout, elle a milité toute sa vie pour les droits autochtones. Elle n’a rien fait de mal. C’est de la pure mesquinerie de la part de la CBC1

C’est ce qui s’appelle tirer sur le messager. On aimerait enterrer cette histoire, mais la vérité, même celle qui fait mal, a ses droits. Et cette vérité, c’est que Buffy Sainte-Marie a menti, sciemment, sur ses origines. Contrairement à ce qu’elle prétend depuis des décennies, elle n’est pas née dans une réserve crie en Saskatchewan. Son certificat de naissance prouve qu’elle vient du Massachusetts. Des membres de sa famille le confirment. Son histoire est une supercherie.

PHOTO CHRIS YOUNG, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Buffy Sainte-Marie

Elle n’a rien fait de mal ? Allez dire ça aux artistes autochtones à qui elle a fait de l’ombre pendant des décennies. Aux finalistes des prix Juno à qui elle a volé la victoire – et les possibilités qui accompagnent ces prestigieux prix honorant la musique canadienne. À ceux qui avaient une histoire à raconter. Pas des bobards. La vraie affaire.

Parmi eux, il y avait Kelly Fraser. En 2018, le deuxième album de cette jeune chanteuse inuite avait été sélectionné dans la catégorie du meilleur album autochtone de l’année. Elle y abordait des enjeux qui la touchaient, comme l’insécurité alimentaire, le coût de la vie élevé et les taux de suicide alarmants au Nunavut. Elle ne faisait pas semblant. Ça n’était pas du marketing victimaire.

C’était la réalité des siens, et la sienne. Dure et crue.

« Ma musique existe pour guérir les gens. Je dois guérir aussi », avait confié Kelly Fraser à la CBC2 en septembre 2018. « Quand vous grandissez dans un endroit où les gens ont vécu beaucoup de traumatismes et de douleurs, vous en portez des cicatrices. Le gouvernement canadien a forcé ma mère à fréquenter un pensionnat. Il l’a arrachée des bras de sa propre mère. On leur a interdit de parler leur langue, l’inuktitut. On les a empêchés de parler de leur culture. Ils ont été maltraités jour et nuit. »

PHOTO DARRYL DYCK, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Kelly Fraser sur le tapis rouge de la soirée des prix Juno, en 2018

Dans ce reportage, Kelly Fraser avait aussi confié que son père avait mis fin à ses jours – et qu’elle avait passé son adolescence à convaincre ses amis de ne pas faire comme lui.

Elle s’est suicidée un an plus tard, en décembre 2019. Elle avait 26 ans.

Après les révélations-choc de la CBC, Maxine Anguk n’a pu s’empêcher de se demander : et si… ?

Et si sa petite sœur Kelly avait gagné le Juno du meilleur album autochtone de l’année 2018 et pas Buffy Sainte-Marie ? « Peut-être, seulement peut-être, que cela aurait changé la vie de Kelly », a-t-elle écrit sur Facebook.

Maxine Anguk a décliné ma demande d’interview. Elle m’a mentionné qu’avec cette publication, elle avait « simplement expliqué à quel point des choses comme celle-ci peuvent avoir un impact sur quelqu’un ».

Il ne s’agit pas tant du prix lui-même que de tout ce qui aurait pu en découler : des tournées, des passages à la radio, des ventes de disques.

« Les lauréats du prix Juno font des tournées partout au pays et dans le monde entier, alors que les finalistes jouent dans des bars de quartier et lors de festivals d’été occasionnels », a déploré à La Presse Canadienne Billy Joe Green, musicien anichinabé qui s’est lui-même fait ravir un Juno par Buffy Sainte-Marie en 20093. Depuis, il a du mal à vivre de sa musique.

Un mois avant de mourir, Kelly Fraser a lancé une campagne en ligne pour financer son troisième album. Elle espérait amasser 60 000 $ pour l’enregistrer et en faire la promotion. L’album devait s’intituler Decolonize.

N’est-ce pas une forme de colonialisme, justement, que de s’inventer une légende autochtone pour en tirer des bénéfices ? Plusieurs le croient.

« La fausse histoire d’origine et l’appropriation des traumatismes intergénérationnels est intolérable et constitue un acte de violence coloniale », a dénoncé le Collectif des femmes autochtones, appelant à l’annulation des prix Juno remis à Buffy Sainte-Marie au cours de sa carrière.

Là-dessus, les organisateurs des prix Juno n’ont pas encore pris de décision. Pour le moment, ils consultent. Tout comme le Bureau du gouverneur général, qui a fait de Buffy Sainte-Marie un compagnon de l’Ordre du Canada, la plus haute distinction que l’on puisse décerner à un civil canadien.

Je ne retiens pas mon souffle. En matière d’usurpation d’identité autochtone, les autorités de ce pays ont souvent tendance à fermer les yeux.

Dans la fonction publique canadienne, des employés blancs s’autodéclarent autochtones pour obtenir des postes réservés à ces derniers. Dans les pénitenciers, des détenus font la même chose pour bénéficier de certains privilèges.

J’avais exposé tout ça dans une enquête en 20194. Depuis, la comédie se poursuit.

Tenez, encore récemment, Marvin Ouimet a été libéré d’office aux deux tiers de sa peine. Le Hells Angel, l’un des plus influents du Québec, s’était autodéclaré métis pendant son incarcération. Personne n’avait remis ça en question, bien que le motard soit né à Repentigny et qu’il faille remonter à l’époque de la Nouvelle-France pour lui trouver un ancêtre autochtone…

Non seulement personne ne remet ça en question, mais tout le monde joue le jeu. Dans sa récente décision, la Commission des libérations conditionnelles reconnaît ainsi que les « antécédents sociaux autochtones » de Marvin Ouimet ont pu jouer dans les (mauvais) choix qu’il a faits. Ça pourrait expliquer son « besoin d’appartenance » et son « attrait pour les gains rapides et faciles ». Sans blague.

Absurde, je crois que c’est le mot que vous cherchez.

1. Lisez l’enquête de la CBC sur les origines de Buffy Sainte-Marie (en anglais) 2. Visionnez le reportage de CBC News (en anglais) 3. Lisez l’article « Révélations sur l’ascendance de Buffy Sainte-Marie : des musiciens autochtones choqués » sur le site de Radio-Canada 4. Lisez l’enquête « Des autochtones autoproclamés plein les prisons »