On n’entre pas au Temple Emanu-El-Beth Sholom, rue Sherbrooke Ouest, comme dans un moulin. Ni comme dans une église, d’ailleurs. Il faut sonner, puis soumettre nos sacs à la fouille des gardiens en poste derrière les portes verrouillées. Depuis le massacre du 7 octobre en Israël, les frappes meurtrières à Gaza et la flambée des tensions qui ont suivi, la sécurité a été renforcée à la vénérable synagogue de Westmount.

Tous les lieux associés à la communauté juive de la région de Montréal ont fait la même chose. Il y a quelques jours, un CPE a même enseigné aux bambins comment réagir en cas d’attaque. Pas par excès de prudence. Après les cocktails Molotov contre des synagogues et les fusillades contre des écoles juives de la métropole, la communauté n’a pas le choix de se préparer au pire.

C’est la norme, donc, mais ça n’en est pas moins frustrant pour Lisa Grushcow, rabbin du Temple Emanu-El-Beth Sholom. « C’est frustrant, parce que nos portes ont toujours été ouvertes », dit-elle.

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La rabbin Lisa Grushcow

La synagogue existe depuis 1882. Elle a toujours été un lieu de dialogue et d’accueil pour les gens de toutes religions et de tous horizons. Alors, fermer nos portes, ce n’est pas ce que nous voulons. Ce n’est pas ce que nous sommes.

La rabbin Lisa Grushcow

Lisa Grushcow incarne à elle seule cette ouverture. Non seulement la rabbin est-elle une femme, ce qui est plutôt rare, mais elle est aussi lesbienne et divorcée. Elle professe un judaïsme réformé, progressiste et égalitaire. Avant le 7 octobre, elle a manifesté dans les rues de Montréal contre les réformes du gouvernement de Benyamin Nétanyahou, qui mettaient en péril la démocratie israélienne.

Après le 7 octobre, elle est redescendue dans la rue, cette fois pour soutenir Israël, qui venait de subir le pire massacre de son histoire, et pour exiger le retour des otages de Gaza. « Vous pouvez être en désaccord avec des politiques, un gouvernement, des leaders, mais aimer un endroit. »

Et Lisa Grushcow aime Israël de tout son cœur.

L’imam Hassan Guillet nous rejoint avec un peu de retard ; il a tourné dans les rues de Westmount à la recherche d’un stationnement. Dans le quartier, on exige un paiement par plaque. Lisa Grushcow lui offre d’entrer son numéro d’immatriculation dans sa propre application en ligne. « C’est ça, l’entraide interconfessionnelle : j’aide l’imam à éviter une contravention ! », rigole-t-elle.

Hassan Guillet a dû se soumettre aux mesures de sécurité, lui aussi, avant de pénétrer à l’intérieur de la synagogue. Il est bien placé pour comprendre ces mesures, lui qui s’est fait connaître avec un discours ayant fait le tour du monde, au lendemain de la tuerie de la grande mosquée de Québec. Il sait trop bien que, dans notre paisible province, le pire peut survenir à tout moment.

Depuis deux mois, la communauté palestinienne de Montréal, dit-il, oscille entre la peur et la colère. Dans la bande de Gaza assiégée, c’est la catastrophe. Les civils, épuisés, n’ont nulle part où se réfugier. Les morts se comptent par milliers. « Je ne pense pas qu’il y a un Palestinien à Montréal qui n’a pas un membre de sa famille ou un ami touché » par l’assaut acharné de l’armée israélienne.

La communauté juive vit également dans l’angoisse, dit Lisa Grushcow.

Tout le monde est inquiet pour quelqu’un. Je me lève tous les matins en prenant des nouvelles de ma famille et de mes amis. Quand je me couche le soir, c’est la dernière chose à laquelle je pense.

La rabbin Lisa Grushcow

On le conçoit sans peine, l’imam et la rabbin ont des visions diamétralement opposées du conflit qui déchire le Proche-Orient. Pourtant, ils s’entendent sur une chose : il faut se parler. Faire preuve d’ouverture, même si on n’est pas d’accord. Même si on est blessé et même si on a peur. Parce que la pire chose à faire, en ces sales temps de guerre, c’est de se retrancher dans son camp, en se bouchant les oreilles et en fermant les yeux très fort sur la souffrance des autres.

Le danger, quand on se ferme à l’autre, c’est qu’on risque de le déshumaniser et de le traîner injustement dans la boue, prévient Hassan Guillet. À Montréal, « quand on participe à une manifestation, quand on fait preuve de solidarité avec le peuple de Gaza, on risque tout de suite de se faire coller l’étiquette d’antisémitisme et d’appui au terrorisme… »

Des Québécois ont perdu leur emploi pour une publication Facebook ou un foulard palestinien, déplore-t-il. « Oui, il y a de l’antisémitisme. Oui, il y a des gens qui applaudissent le terrorisme, il ne faut pas le nier. Mais il faut vraiment faire attention de ne pas diaboliser les gens. »

Hassan Guillet parle d’expérience. Il était candidat aux élections fédérales de 2019 quand l’organisation juive B’nai Brith a déterré quelques publications jugées antisémites sur ses réseaux sociaux. L’imam avait notamment dénoncé le « régime d’apartheid en Israël », en plus de se réjouir de la libération de Raed Salah, un chef religieux palestinien accusé par Israël de soutenir le terrorisme.

Hassan Guillet s’était vu montrer la porte du Parti libéral du Canada aussi sec. Une ombre s’est abattue sur l’imam vedette du Québec. Pendant un temps, il est devenu un intouchable.

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L’imam Hassan Guillet

Une fois qu’on dit qu’une personne est antisémite, plus personne n’ose dialoguer avec elle. Moi, ça ne m’a pas arrêté. Je continue ma bataille pour le dialogue.

L’imam Hassan Guillet

L’avocat à la retraite a renoncé à la politique, mais poursuit ses conférences pour la paix, en plus de prendre part à des tables interreligieuses.

Lisa Grushcow n’a rien contre les marches de soutien au peuple palestinien. Rien non plus contre la liberté d’expression – mais il y a des limites. « Il ne devrait pas y avoir d’espace pour promouvoir la haine. En tant que juive, si quelqu’un scande “Du fleuve à la mer, la Palestine sera libre”, ce que j’entends, c’est qu’il n’y a pas de place pour mon peuple là-bas. Ça traduit un désir de le balayer. Et ça fait peur. »

Dans sa jeunesse, elle a été vice-présidente de l’Association étudiante de l’Université McGill (AEUM). À l’époque, elle était de toutes les batailles : pour l’adoption de politiques antiracistes, contre toutes formes de discrimination, pour l’égalité hommes-femmes et l’inclusion des LGBTQ+…

Près de 30 ans plus tard, Lisa Grushcow s’attriste du manque de nuances des militants étudiants. L’AEUM appelle notamment l’Université McGill à couper tout lien avec des individus, des entreprises ou des institutions « complices du génocide, du colonialisme, de l’apartheid et du nettoyage ethnique des Palestiniens ».

La rabbin regrette qu’un enjeu aussi complexe soit simplifié à outrance. Personne ne fera la paix au Proche-Orient en publiant des mèmes enragés sur les réseaux sociaux. Par contre, les étudiants peuvent faire une réelle différence afin d’apaiser les tensions ici, sur les campus québécois. Pour y parvenir, ils doivent ouvrir leurs esprits et leurs cœurs. Ça prend autant d’humilité que d’humanité.

Ce n’est gagné ni sur les campus ni ailleurs. Depuis deux mois, de nombreux juifs montréalais se sentent isolés, surtout dans les milieux progressistes, confie Lisa Grushcow. « Il y a beaucoup de gens, avec qui nous pensions être des alliés, que nous avons perdus. » Le conflit a coupé des ponts, brisé des amitiés.

Pourtant, ce n’est pas prendre position sur cette guerre que de prendre des nouvelles d’un collègue, d’appeler un ami pour lui dire qu’on pense à lui ou de souhaiter joyeuse Hanoukka à un voisin, fait remarquer la rabbin. « Si nous pouvions avoir un peu plus de ça, ce serait bien. Ce n’est pas grand-chose, mais ça représenterait beaucoup. »

Lisez la lettre de Lisa Grushcow