L’objet n’est pas passé inaperçu à l’Assemblée nationale. On l’a vu dans les mains de Geneviève Guilbault et de Jonatan Julien, entre autres. Je parle du livre How Big Things Get Done de l’universitaire Bent Flyvbjerg et du journaliste Dan Gardner.

Plusieurs ministres l’ont reçu en cadeau du chef de cabinet de François Legault. Au terme d’une enquête journalistique sophistiquée, j’ai obtenu un exemplaire de ce livre disponible en librairie.

En voici le message, car il mérite d’être relayé.

La version courte : la vaste majorité des projets sont des échecs, et ce n’est pas parce qu’ils déraillent en cours de route. C’est parce qu’ils partent dès le départ dans la mauvaise direction.

Résumé ainsi, on pourrait croire à un autre livre de gestion à la mode. Mais l’auteur principal, Bent Flyvbjerg, ne joue pas au gourou. C’est un géographe économique et chercheur.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE L’UNIVERSITÉ D’OXFORD

Le géographe Bent Flyvbjerg, coauteur du livre How Big Things Get Done

Depuis 20 ans, il a amassé une banque de données sur plus de 16 000 projets. Ses conclusions sont effrayantes.

À peine 8 % d’entre eux respectent le budget et l’échéancier. Et seulement 0,5 % le font tout en se conformant au mandat initial – par exemple une ligne de métro avec le nombre prévu de stations. En d’autres mots, sur 200 projets, un seul sera une réussite.

La clé, selon les auteurs : être lent dans la planification et rapide dans l’exécution. Or, le contraire est plus fréquent.

Un biais d’optimisme incite à sous-estimer les risques. Et souvent, la politique aggrave cette tendance.

Si des exemples québécois ne vous viennent pas encore en tête, ça ne devrait pas tarder.

Pour un politicien, les ponts, stades et autres grands projets peuvent devenir des moyens, et non des fins. Ils servent à gagner des votes et des élections. Leur fil d’arrivée est en fait le point de départ : la précieuse photo avec un casque de construction et une pelle, avec les dignitaires et les caméras. Mais ces chantiers réduiront-ils la congestion ou permettront-ils d’attirer une équipe professionnelle, et ce, à un coût raisonnable ? Quand la réponse arrive, ils ne sont plus là pour rendre des comptes.

Selon Flyvbjerg et Gardner, la question la plus importante devrait être celle du « pourquoi ». Elle devrait être répétée lors de chaque étape. Quel est l’objectif exactement de ce projet ? Pour cela, il faut d’abord documenter les besoins et chercher la meilleure façon de les satisfaire.

Avec le troisième lien à Québec, l’inverse a été fait. La Chambre de commerce de Lévis a promu un nouvel axe routier avant d’avoir vérifié si c’était techniquement faisable, si ça réduisait la congestion à long terme et si c’était à un prix raisonnable.

La politisation des grands projets empêche aussi de les ajuster en cours de route. Les auteurs donnent l’exemple du train léger rapide d’Ottawa. Pour se faire élire en 2010, le maire Jim Watson avait promis de limiter la facture à 2,1 milliards. Pourtant, l’estimation des coûts n’était pas finalisée. Ce plafond a imposé des choix douteux, comme des portes pouvant être bloquées par les usagers.

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Le train léger rapide d’Ottawa

L’exemple d’Ottawa montre aussi le danger de trop segmenter les risques. En principe, cela semble prudent. La Ville, le promoteur et ses sous-traitants assument chacun leur rôle.

En pratique, ça ne fonctionne pas bien. Au lieu de penser à la finalité du projet, chacun protège ses arrières en transférant le risque aux autres.

Sauf qu’à la longue, cette tension entre les partenaires devient nuisible, démontre la base de données de Flyvbjerg. Les conflits se judiciarisent et les avocats sont les seuls gagnants, comme on l’a vu notamment avec le SRB Pie-IX⁠1.

Mieux vaut gérer les projets de façon intégrée. Et ce, dès le début, soutiennent les auteurs.

Comment prévoir et réduire les risques ?

En tirant les leçons des cas semblables déjà réalisés, répondent les auteurs.

Ils distinguent notamment les projets réversibles, comme la conception d’un logiciel, de ceux qui sont irréversibles, comme un pont qu’on ne peut pas effacer et reconstruire au milieu des travaux.

Pour la première catégorie, l’audace se justifie mieux, démontrent-ils, sans toutefois reprendre le cliché de Facebook qui se vante « d’agir vite et de briser les choses (Move fast and break things) ».

Pour l’autre, la prudence est de mise. Simulez, testez et retestez, disent-ils. Cela contribuerait au succès de l’architecte Frank Gehry, à qui on doit entre autres le musée Guggenheim de Bilbao. Il reproduit des modèles informatiques hyper précis de ses constructions, même si c’est long, afin de minimiser les erreurs.

Le studio Pixar est aussi cité en modèle, avec ses 20 blockbusters consécutifs. La recette des concepteurs : écrire quelques pages, les montrer à leurs collègues, en débattre en équipe, les corriger, puis reprendre le processus. Le contraire du cliché du génie torturé qui travaille seul dans son coin.

PHOTO DAVID GRAY, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

L’opéra de Sydney a coûté 14 fois plus cher que prévu.

Le contre-exemple est l’opéra de Sydney. Bien qu’elle soit célébrée aujourd’hui, cette œuvre iconique fut un désastre. Elle a coûté 14 fois plus cher que prévu. On a même dû en démolir une partie en cours de route afin de recommencer.

Les causes de l’échec sont nombreuses, mais Flyvbjerg et Gardner en avancent une qui était prévisible : le sur-mesure. Plus un projet est atypique, plus il est risqué. C’était aussi le cas du Stade olympique, dont on s’apprête à payer une fois de plus la réfection.

Les projets avec le meilleur taux de succès sont modulables. Ils peuvent être divisés en segments qui sont préassemblés ou, du moins, qui ont déjà été fabriqués ailleurs. Une leçon pour la transition énergétique : les énergies solaire et éolienne s’assemblent ainsi. Cela explique la baisse rapide de leurs coûts dans la dernière décennie (malgré une hausse plus récente à cause de l’inflation).

PHOTO JOHN MACDOUGALL, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Au sud de Halle, en Allemagne, on aperçoit une éolienne, avec en arrière-plan une centrale alimentée au lignite.

Parmi les 25 catégories de projets étudiées par Flyvbjerg, l’éolien et le solaire sont celles qui sont le moins financièrement risquées. La pire : le nucléaire, où chaque centrale présente des défis particuliers. Cet écueil pourrait être contourné par la nouvelle technologie des réacteurs nucléaires modulaires, disent-ils. La deuxième pire : les Jeux olympiques.

Les auteurs ne disent évidemment pas que les projets doivent être abandonnés. Ils plaident simplement pour une analyse plus prudente de leurs risques.

Voilà, en somme, ce qu’on apprend dans How Big Things Get Done. Que des ministres caquistes l’aient lu est une bonne nouvelle. Ce qui sera encore plus encourageant, c’est de voir la preuve concrète qu’ils en auront tiré des leçons.

1. Lisez la chronique de Maxime Bergeron sur le SRB Pie-IX