Ça aurait pu être mon fils, ou le vôtre. Ça aurait pu être votre ami, votre collègue, votre petite-fille. Ça aurait pu être vous. Et c’est pour ça, je crois, que la surdose mortelle de Mathis Boivin nous a tant bouleversés, collectivement. Seul dans sa chambre, l’adolescent de 15 ans a gobé une pilule de contrefaçon qui a provoqué un arrêt respiratoire et ça nous a coupé le souffle, à nous aussi.

Depuis les funérailles, le père de Mathis, Christian Boivin, multiplie les entrevues, y compris avec mon collègue Patrick Lagacé, mardi, dans La Presse1. Il le fait pour que la mort de son fils ne soit pas totalement vaine. Pour nous supplier de parler à nos enfants, de les prévenir : ne prenez pas la pilule bleue.

La blanche et la rose, en passant, peuvent être tout aussi mortelles, puisqu’on n’a aucun moyen de savoir ce qui peut se retrouver dans ces cochonneries achetées sur le marché noir. Ne touchez donc pas à ces comprimés qui peuvent vous tuer sans bruit, dans votre chambre, à deux pas de vos parents qui ne soupçonnent rien et qui s’en voudront toute leur vie de ne pas… de ne pas quoi, au juste ? Ça aurait pu arriver à n’importe qui.

En fait, c’est déjà le cas. Ça arrive, déjà, à n’importe qui. Chaque jour. Depuis des années.

Il y a dix ans que la Dre Marie-Ève Goyer, cheffe médicale des programmes de dépendance et d’itinérance au CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, sonne l’alarme. Elle a participé à des enquêtes de La Presse2. Elle a été invitée à Tout le monde en parle. « Je vais redire, avec plus d’irritabilité dans la voix, ce que je dis depuis dix ans : on s’en va vers une crise de santé publique. Il y a des morts. De plus en plus. »

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La cheffe médicale des programmes de dépendance et d’itinérance au CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, la Dre Marie-Ève Goyer

La crise des surdoses, qui touche durement l’ouest du pays, rattrape le Québec, où elles font désormais plus de morts que les accidents de la route. « On est rendus à 40 000 morts au Canada [depuis 2016]. Au Québec, il y a 50 morts par mois. Imaginez si c’était 50 morts de la méningite ou de la rougeole. Après deux mois, ce serait réglé ! On aurait mis en place les interventions de santé publique, on aurait formé les médecins… »

On n’aurait jamais laissé mourir autant de gens, pendant aussi longtemps, dans l’indifférence. « Moi, mes patients, ils meurent toutes les semaines et personne n’en parle… »

Soyons honnêtes : si la tragique histoire de Mathis nous touche à ce point, c’est parce qu’on peut (trop) facilement s’y identifier. Elle ne nous renvoie pas le cliché du pauvre junkie multipoqué qui meurt au fond d’une ruelle, une aiguille plantée dans le bras.

« C’est super triste que ça prenne la mort d’un enfant pour que la population se réveille et se rende compte à quel point ça peut toucher tout le monde », regrette Marie-Ève Goyer. La réalité, c’est que tous les consommateurs peuvent tomber sur une pilule contaminée, qu’ils en gobent chaque jour ou une fois par an, au party de bureau. Évidemment, plus ils en gobent, plus les risques de surdose augmentent…

Mais ça reste un jeu de roulette russe : un seul comprimé peut être fatal.

Mathis Boivin croyait avoir acheté de l’oxycodone au marché noir. Les comprimés de contrefaçon contenaient plutôt de l’isotonitazène, un opioïde de synthèse qui a été retrouvé dans les analyses toxicologiques post-mortem d’au moins 14 personnes à Montréal depuis 2019. C’est minuscule, mais extrêmement puissant : l’équivalent de quelques grains de sel peut tuer un adulte.

Christian Boivin, le père de Mathis, ne comprend pas. On vend carrément du poison dans la rue, s’est-il étonné dans des entrevues. On tue les consommateurs au premier essai. Pas vraiment le meilleur moyen de fidéliser la clientèle. Où est donc la logique ?

J’ai posé la question au sergent Jacques Théberge, spécialiste des drogues de synthèse à la GRC. Pour les organisations criminelles, explique-t-il, ça peut être beaucoup plus risqué d’importer 1000 kilos d’héroïne que, disons, 500 grammes d’isotonitazène. Or, plus les opioïdes sont puissants, plus ils sont difficiles à manipuler et à doser lors de la fabrication des comprimés.

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Le sergent Jacques Théberge, spécialiste des drogues de synthèse à la GRC

On imagine que les criminels ne sont pas tous des Walter White, ce prof de chimie sans morale, mais qui, au moins, savait ce qu’il faisait, dans la série Breaking Bad. « Dans un laboratoire clandestin, lorsqu’on joue avec des substances comme le carfentanil, le fentanyl et les nitazènes, une petite différence peut être tragique, souligne le sergent Théberge. C’est le consommateur qui en subit les conséquences. »

Dire tout cela à nos enfants, c’est bien, mais ce n’est pas suffisant, d’autant qu’ils ne nous écoutent pas toujours. Que faire, alors, pour éviter d’autres tragédies ? « Ce que je peux dire, c’est que le statu quo ne fonctionne pas », répond la Dre Goyer. Si la prohibition fonctionnait, on le saurait, depuis le temps.

Légaliser les drogues dures semble plutôt irréaliste. Mais pas décriminaliser leur possession en petites quantités, comme le fait la Colombie-Britannique depuis un an. L’idée : traiter les consommateurs non pas comme des criminels, mais comme des gens qui ont besoin d’aide. Il faut, à tout le moins, réfléchir à des solutions. Sérieusement. Il est plus que temps que le Québec s’attaque à la crise des surdoses comme il s’attaquerait à n’importe quelle autre crise majeure de santé publique. C’en est une.

1. Lisez la chronique « Adolescent mort d’une surdose : “J’étais à trois mètres de lui, dans la maison” » 2. Lisez le reportage « Surdoses : l’épidémie invisible »