Peut-on avouer un crime qu’on n’a pas commis ?

Je sais ce que le lecteur de bonne foi répond, en son for intérieur : « Non, impossible ! »

C’est fort probablement ce que vous avez pensé en lisant l’article de Gabrielle Duchaine sur ce père accusé du meurtre de son bébé, lundi.

Mario Fiorini, après des heures d’interrogatoire, dans un contexte d’intenses pressions policières sur son couple, a avoué avoir secoué son bébé.

Je cite ce qu’il a dit à La Presse : « À un moment donné, je me suis senti au pied du mur. J’ai dit quelque chose comme : “Ça doit être ça.” »

La confession a scellé son sort : il a été accusé d’avoir entraîné la mort de son fils Lorenzo en le secouant.

Mais Mario Fiorini a vu les accusations tomber après l’enquête préliminaire, après le témoignage d’un neurologue qui avait conclu, après avoir vu le petit Lorenzo, que l’enfant n’était pas mort d’avoir été secoué, mais plutôt d’une maladie du cerveau.

Dès l’admission de Lorenzo à l’Hôpital de Montréal pour enfants, le Dr Guillaume Sébire soupçonne que l’enfant est en train de mourir des complications d’une maladie neurologique, l’hypertension intracrânienne.

Il se trouve que le DSébire est par ailleurs une sommité en matière de traumatismes crâniens non accidentels ainsi que d’accidents vasculaires cérébraux chez l’enfant. Son expertise est reconnue par des tribunaux de plusieurs pays. Selon le neurologue, les lésions d’un bébé secoué peuvent ressembler à s’y méprendre à celles d’autres maladies, très rares.

Ces symptômes faciles à confondre ont lancé un débat dans le milieu médical : et si certains cas de bébés secoués n’en étaient pas ?

Guillaume Sébire parle, partout dans le monde, de « surdiagnostics » du syndrome du bébé secoué. Conséquence, selon lui : des gens sont accusés (et condamnés) alors qu’ils étaient innocents.

Pour le petit Lorenzo, donc, le diagnostic du DSébire écarte le syndrome du bébé secoué. Lors de l’hospitalisation, le neurologue le signifie à l’équipe multidisciplinaire en protection de l’enfance de l’hôpital et il le note au dossier médical de l’enfant.

Or, la version du DSébire ne sera jamais retenue par les enquêteurs de la Sûreté du Québec (SQ) ni par le pathologiste qui fera l’autopsie, selon une poursuite civile intentée par le père, la mère et les grands-parents du petit Lorenzo.

Ce n’est qu’après le dépôt d’accusations criminelles, à l’enquête préliminaire, que le diagnostic initial du médecin expert fera surface, pour la première fois. La révélation de l’existence de ce diagnostic que les enquêteurs auraient dû connaître sera suffisante pour faire capoter le processus judiciaire. C’est un oubli consternant.

C’est comme si le système – les enquêteurs de la SQ, la DPJ, notamment – avait décidé que ce bébé avait été maltraité et qu’il fallait maintenant le prouver…

Dans cette optique, le diagnostic du DSébire était une nuisance.

D’où cette poursuite au civil intentée par la famille de Lorenzo contre le Centre multiservices de santé et de services sociaux de Sainte-Agathe, la pédiatre de leur fils, une médecin de l’Hôpital de Montréal pour enfants ainsi que quatre enquêteurs de la SQ pour un peu plus de 1 million1.

De quoi est mort Lorenzo ?

La certitude absolue n’est pas au rendez-vous. Une maladie, une agression ? Rien n’est certain.

Ce qui l’est : les doutes du DSébire auraient dû être sur le radar des médecins impliqués et sur celui de la police.

Je reviens à la question qui lançait cette chronique : peut-on avouer un crime qu’on n’a pas commis ?

Je pose la question, mais je connais la réponse. Elle est contre-intuitive. Elle est choquante. Cette réponse est simple : oui, des gens confessent des crimes qu’ils n’ont pas commis.

L’expert américain des « fausses confessions » s’appelle Saul Kassin. Il enseigne la psychologie au John Jay College of Criminal Justice, à New York. Il a coécrit l’article scientifique le plus cité sur les fausses confessions2 en plus de publier un livre sur le sujet en 2022.

Au début des années 1990, avec les avancées de la preuve par ADN, deux professeurs de droit américains ont lancé le « Projet Innocence » pour corriger des erreurs judiciaires. Or, sur 300 cas d’exonération par ADN, souligne le professeur Kassin, 30 % des « coupables » avaient « avoué » le crime.

Pourquoi les gens avouent-ils un crime qu’ils n’ont pas commis ? Deux mots : pression policière.

Je cite Saul Kassin, en entrevue avec l’American Psychology Association3 : « La personne est soumise à un interrogatoire intense et sans relâche – la police peut faire des promesses et des menaces ainsi que des menaces et des promesses implicites ; le stress augmente, le suspect est isolé, il est loin de ses proches – et, essentiellement, tout le monde a un point de rupture. Et ces cas sont des cas où les personnes se savent innocentes, mais elles cassent et avouent pour se sortir d’une très mauvaise situation. […] Elles ne pensent plus clairement. »

Or, quand on lit l’article de La Presse, que découvre-t-on ?

Que Mario Fiorini et sa conjointe Sarah Galuppi ont subi une intense pression policière pour les faire avouer.

M. Fiorini a été interrogé pendant 12 heures, sans avocat. On lui a dit, en parlant de sa conjointe : « Soit tu la coules, soit tu prends le blâme… »

On leur a fait des menaces : « Quelqu’un va porter le chapeau ! »

On a usé de subterfuges : les enquêteurs de la SQ ont demandé à Mme Galuppi d’enregistrer une vidéo où elle promettait à son chum de rester avec lui et de lui faire d’autres enfants, même s’il avouait son « crime »…

Je cite encore Saul Kassin : « Il est difficile d’imaginer un comportement humain plus contre-intuitif que la proposition qu’une personne innocente – après des pressions sociales – avouerait sciemment avoir commis un crime grave qu’elle n’a pas commis. »

Bref, le contexte qui a mené aux aveux de Mario Fiorini colle avec les constats de l’expert en fausses confessions Saul Kassin : certaines personnes, soumises à certaines pressions, pendant suffisamment longtemps, vont casser…

Et « avouer ».

1. Lisez « Une enquête “démesurée”, une famille secouée » 2. Lisez « The Social Psychology of False Confessions » 3. Lisez la transcription de l’entrevue (en anglais)